Bellérophon et le problème du mal




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Bellérophon

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Bellérophon et le problème du mal


Le mythe de Bellérophon pose avec une très grande clarté le problème du mal. Il montre en même temps le danger qu'il représente lorsqu'il s'engage dans une dynamique incontrôlable et sa fragilité interne dans la mesure où il s'appuie sur le mensonge et l'illusion. Des clés sont données avec une grande précision pour arrêter sa course infernale. Mais s'il existe une dynamique du mal, il existe aussi une dynamique du bien. Il serait pourtant dangereux d'entrer dans un dualisme bien et mal, qui serait la réplique d'un autre dualisme entre corps et esprit. Le mal n'a pas de consistance contrairement au bien et c'est précisément son manque de consistance qui est dangereux pour l'homme. Quant au corps et à l'esprit, il n'y a pas de dualité réelle si l'on admet que l'esprit invente son corps comme la pulsion spirituelle fonde la libido elle-même.

Le meurtre à l'origine

Bellérophon fait l'objet d'un soupçon. Il serait un meurtrier. Depuis les origines, les mythes s'interrogent sur le meurtre qui marque toute l'humanité et chaque homme en particulier. Pour les uns, il serait comme une tache indélébile, qui invoquerait un éternel pardon. Pour d'autres, et cette interprétation paraît la plus sûre, il serait constitutif de l'homme lui-même. C'est peut-être une manière de dire que la force de mort a fait émerger l'humanité de l'animalité. Un mythe scandinave, qui évoque le loup Fenrir, fait une présentation originale de cet événement des premiers temps. Fenrir était un loup monstrueux, fils d'Angerhoda et de Loki. Il était si menaçant que presque personne ne pouvait l'approcher. Alors, les dieux craignant pour leur propre vie, décidèrent de le neutraliser en l'attachant avec un lien solide. Trois tentatives se révélèrent sans effet car le monstre était si fort qu'il faisait sauter sans peine les attaches que les dieux lui imposaient en simulant un jeu. Le quatrième essai longuement préparé avec l'aide des elfes paraissait aussi voué à l'échec car le fil était si menu qu'il était une insulte aux extraordinaires capacités de la bête. Mais notre loup avait des ascendances divines et pressentait une fatale menace. Il demanda donc à un dieu de mettre une main dans sa gueule et, lorsqu'il sentit la forte résistance du fil, il n'hésita pas à la trancher et fit de Tyr, volontaire pour un éventuel sacrifice, un dieu définitivement manchot. Il est possible d'interpréter cet événement mythique comme la création de l'homme par la force de mort. En introduisant le manque, la force de mort dépeinte sous les traits de Fenrir, ouvrait un avenir insoupçonnable à l'être qui tournait en rond, en dépit de son apparence divine.

La noble ascendance

Bellérophon est soupçonné de meurtre, mais, en dépit de la force de mort qu'il porte en lui, chacun reconnaît, à travers son comportement, une origine peu commune, qui l'apparente aux dieux. Et comme Bellérophon est ici la figure de l'homme, c'est l'homme lui-même qui se trouve ennobli ; être paradoxal, il est en même temps fils de la mort et fils des dieux. Malgré des apparences qui pourraient le condamner, il porte la marque de l'absolu, qui impose à chacun le respect.

Une bienveillance qui donne sa chance à l'autre

La bienveillance court à travers le texte, épousant les traits de deux rois et ceux d'Athéna elle-même. C'est elle qui donne sa chance à Bellérophon. C'est aussi elle qui donne sa chance à l'homme en général, comme si une fée merveilleuse veillait à ses côtés. Vouloir le bien de quelqu'un c'est, dans chaque cas, l'aider à trouver sa route.

Le nom et la recréation

La malveillance s'est installée chez la reine, épouse de Proétos, le roi bienveillant. Or la reine est le seul personnage qui n'est jamais nommé. Et si le texte mythique ne lui donne aucun nom, ce n'est pas sous l'effet d'un oubli du rédacteur, mais c'est pour souligner que la création ou l'engendrement n'est accompli que lorsqu'on donne un nom à l'être qui vient au monde. Comme le dit un autre mythe égyptien beaucoup plus ancien, Rê et Isis, même l'être divin a besoin d'être nommé par les autres, car il revit lorsqu'il est appelé par son nom. La reine est donc un être inaccompli car elle ne porte aucun nom. Chez elle, l'élan créateur n'a pas achevé sa course et cette incomplétude lui sera fatale. Et si les criminels et les plus grands escrocs étaient des êtres voués à l'anonymat, qu'on a oublié de nommer et qui, de ce fait, oublient d'être bienveillants. S'ils n'ont pas été nommés, ils n'ont pas été reconnus et leurs méfaits pourraient être l'aspiration à un nom véritable et la marque d'une soif de reconnaissance jamais assouvie. Une fois encore, le mythe ouvre l'intelligence sur les faits les plus communs de la vie journalière.

La dynamique du mal

Sans nom et sans véritable reconnaissance, la reine non seulement oublie d'être bienveillante mais elle est présentée ici comme la figure du mal. D'emblée, le mal s'annonce comme quelque chose d'inconsistant et d'inaccompli, comme une sorte de manque d'être. S'il peut être opposé au bien, il n'est pourtant pas sur le même plan, car, comme on le verra plus loin, le bien lui-même, même s'il est aussi affecté par le manque, est caractérisé par un surplus d'être.

Le mal n'est pas un en-soi, il est une structure, réunissant trois composantes, qui se renforcent les unes les autres et peuvent susciter un mouvement maléfique grossissant qu'il est difficile d'arrêter. Au point de départ, le texte souligne l'envie de la reine, qui veut s'approprier l'attention et les faveurs de Bellérophon aux dépens du roi, son propre mari. Le nouvel hôte est suffisamment intègre pour déjouer l'instinct de possession de celle qui se fait trop prévenante. Alors, l'envie donne naissance au mensonge, qui se redouble lui-même jusqu'à obtenir le faux témoignage d'un garde subordonné. Il fallait ébranler le roi, trop bienveillant, pour entraîner le meurtre du jeune homme innocent. Envie, mensonge et meurtre finissent par composer un ensemble détonnant qui peut semer la mort. C'est cette structure que le mythe présente comme la figure du mal.

Le délai ou le frein à la dynamique du mal

La dynamique du mal prend une ampleur insoupçonnable en composant avec l'immédiateté et en détruisant toute distance. L'individu perd alors son individualité : l'altérité est détruite et chacun s'enferme dans le même au point que le mimétisme accélère les effets dévastateurs du mal. Plus ou moins consciemment, le roi Proétos l'a compris : il ne mettra pas à mort le pauvre infortuné. Il introduit dans cette histoire fatale le délai et la distance. Il s'en remet au jugement de son cousin Iobatès, un autre roi bienveillant en qui il a mis sa confiance. Lui-même prendra les décisions qui s'imposent.

Iobatès, comme son cousin prend son temps. Pendant neuf jours, la période d'un nouvel engendrement, il organise des fêtes pour recevoir dans le faste son nouvel invité. Ce n'est que le dixième jour qu'il demande à son hôte l'objet de sa visite. Il est alors effrayé lorsqu'il ouvre le message secret de son cousin. Comment pourrait-il mettre à mort celui qui, par ses bonnes manières, au cours des festivités, venait de lui révéler sa noble origine ? La stratégie de la reine consistait à aller le plus vite possible en détruisant tous les obstacles que constitue l'altérité. Sa stratégie à lui prend le contre-pied. Il laisse le temps faire son œuvre et, au lieu d'arrêter lui-même le déroulement d'une vie, il donne à Bellérophon les clefs de son propre destin. Il l'engage dans la voie constructive de l'initiation en l'envoyant combattre la chimère. La malveillance détruisait tous les freins ; la bienveillance, de son côté, les rétablit pour que l'autre ait le temps de faire sa place.

L'écriture qui porte la marque de la mort

Sans le savoir, Bellérophon porte une tablette dont les signes secrets sont annonciateurs de sa mort. Le mythe semble ainsi nous renvoyer à l'origine de l'écriture, comme l'inscription dans le corps de l'homme de la force de mort qui le menace et le promeut à tout instant. Elle se présente essentiellement sous la forme du manque qui creuse l'être humain et le marque d'une incomplétude radicale qu'il devra sans cesse combler pour devenir lui-même. Comme l'animal libéré pour aller chercher sa nourriture, il est marqué au fer rouge, soulignant ainsi que son identité a quelque chose à voir avec le " meurtre " de l'origine, qui inscrit en lui, de manière indélébile, la place de l'autre. L'écriture a ainsi une dimension sacrée, que souligne le texte, car elle nous renvoie à une origine immémoriale, dont seul l'inconscient a gardé le secret.

La fragilité de la structure du mal dont la force repose sur la peur

Il peut y avoir confusion entre le mal et la mort, présente dès les origines et structurant l'homme comme une écriture sacrée, qui fonde toute écriture. Ce serait faire fausse route car le mal est une chimère, faite d'illusion et de mensonge, qui, depuis toujours, renonce à la permanence de l'écriture. Elle porte à l'arrière l'envie du serpent et du dragon, dans ses flancs l'attitude mensongère du bouc, qui inverse les valeurs, et dans sa gueule la soif de dévoration du lion. Ce monstre, en dépit de sa terrible apparence, a quelque chose de dérisoire, car le mythe lui donne le nom d'une petite chèvre (chimère). Il a l'inconsistance de la fumée qui sort des gorges de la montagne. Sa seule force repose sur la peur qu'il inspire. Aussi sa structure est-elle instable. Il est pourtant nécessaire de prendre un peu de hauteur pour repérer sa fragilité et l'anéantir.

Trois armes contre le mal

Bellérophon prend trois armes pour venir à bout de la bête qui terrorise le pays : une épée, une lance et un arc avec des flèches. C'est l'homme dans toute sa force qui est ici évoqué : la parole avec l'épée, le désir avec la lance qui renvoie à la sexualité, le discernement et l'intelligence avec les flèches qui doivent atteindre la cible avec une grande précision. L'affrontement au monstre est une initiation, qui conduira l'homme à un surplus d'humanité. Et, comme le mal a l'illusion et la fragilité du mensonge, l'arme la plus décisive pour en venir à bout sera le discernement, particulièrement apte à repérer les points faibles de l'adversaire et à les atteindre efficacement.

La dynamique du bien

Pour être efficaces contre le mal, la parole, le désir et le discernement, doivent s'appuyer sur les trois valeurs qui structurent le bien, lui assurent une solidité sans faille et lui permettent de se démultiplier avec une grande rapidité. C'est d'abord la bienveillance que représente avec excellence Athéna et qui caractérisait déjà le comportement des deux rois, Proétos et Iobatès. La bienveillance n'est pas une valeur qu'on acquiert par un effort répété : elle intervient lorsque toutes les résistances se dénouent et que l'homme peut accéder à l'univers du don et agir dans la gratuité sans autre impulsion que le désir de faire le bien. Elle fait de chacun un " bienveilleur " de l'autre.

C'est ensuite la pulsion spirituelle, qui se présente sous la figure d'un cheval ailé, appelé Pégase. La pulsion spirituelle est le désir à sa racine qui doit dynamiser l'homme : elle aide à prendre de la hauteur et porte l'individu vers son destin le plus noble. Ce n'est pas un désir éthéré qui quitterait les zones trop contraignantes de la réalité : el le est au contraire une force qui enveloppe toutes les dimensions humaines les plus matérielles pour les imprégner et les propulser à leur plus haut niveau.

La troisième valeur est plus surprenante que les deux premières : apparemment plus terne, elle est liée au sacrifice qui fait sa place à l'autre. Évoquant le meurtre à travers la mise à mort d'un taureau offert à la divinité, elle est tout simplement le manque qu'il faut accepter pour donner toute sa force et sa pertinence au désir. Je dois manquer de l'animalité du taureau pour promouvoir en moi un plus d'humanité.

Comme les trois contre-valeurs du mal, la bienveillance, la pulsion spirituelle et le manque se conjuguent pour créer une structure dynamique. Mais alors que la structure du mal s'enferme dans la logique possessive de la mort et se démultiplie en détruisant délais et distances, la structure du bien trouve son expansion dans la logique de la vie, qui multiplie en partageant.

Le danger de toute-puissance spirituelle

La pulsion spirituelle peut avoir ses limites et, réduite à elle-même sans le concours de la bienveillance et du manque, elle est susceptible de dépasser les bornes. Bellérophon, emporté par Pégase, le cheval ailé, voudrait gagner l'Olympe et s'égaler aux dieux. La toute-puissance spirituelle est à la porte et pourrait enfermer le malheureux dans une tour de Babel, promise à la destruction. Pégase a plus de flair que le vaniteux cavalier qui le monte. D'un violent coup de rein, il le désarçonne pour l'arrêter dans sa folie. Il sait lui que la spiritualité, que l'on identifie trop facilement au bien, peut avoir ses pièges et conduire les anges eux-mêmes à la chute.

La castration spirituelle ou l'indispensable humilité

C'est bien la chute qui se produit, mais ici la chute n'est pas irrémédiable puisqu'elle est amortie par un marécage. Bellérophon se retrouve face à lui-même, solitaire et honteux. Lui qui voulait rejoindre le ciel a oublié la terre dont il est issu. Le voici confronté à la dure réalité du sol, qui offre toutefois la douceur du marais au jeune téméraire, pour repartir dans la vie sur de nouvelles bases. Il rejoint l'humus et doit apprendre à marcher avec humilité avant de s'envoler ensuite vers des cieux plus cléments. La véritable castration se situe à ce niveau : elle est écriture de la mort, qui force à ne pas s'évader de la réalité humaine, et inscrit sa marque à l'intérieur de la pulsion spirituelle pour la vacciner contre toute forme de toute-puissance mortifère. C'est une manière d'utiliser la force de mort contre la mort pour engendrer l'homme à la parole qui fait vivre.

Aimer ou se mettre au service de l'altérité radicale de l'autre

Bellérophon finira par mourir en solitaire. Mais le cheval Pégase prend ici le relais. Refusant la toute-puissance et acceptant l'humilité, il vient se mettre au service de Zeus. Dans ce contexte, Zeus représente l'altérité la plus radicale. Bellérophon perdait son altérité propre au moment même où il voulait mimer les dieux. C'est pourquoi le cheval divin lui a fait faux bond pour aller jusqu'au bout de la course, qui devait le conduire à l'amour. Il savait déjà, par intuition profonde, que le véritable amour consiste à se mettre au service de l'altérité radicale de l'autre pour le faire naître à lui-même.

 

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