De l'idéologie à la vérité



La cour de Louis XIV

http://www.grevin.com/scolaires

 

De l'idéologie à la vérité

Très fréquemment les progrès de la société et des individus sont constitués par un passage de l'idéologie à la vérité. Pour illustrer ce passage nous utiliserons le très beau conte arabe, intitulé " Le secret ". Ici, c'est le roi qui fait son passage, éclairé par un mendiant plein de sagesse, devenu son conseiller. Par ailleurs, en 1970, Althusser avait écrit, dans " La Pensée ", n° 151, un article, qui reste, aujourd'hui encore, une référence essentielle : " Idéologie et appareils idéologiques d'Etat ". Pour tenter de jalonner le parcours que chacun est appelé à faire, nous nous situerons entre le conte et le texte théorique.

L'idéologie ou le règne de la sécurité

L'idéologie est le système de représentations que voudrait inculquer au peuple le grand vizir. Il s'agit d'assurer la sécurité des groupes et des individus. Sans doute la sécurité est-elle une exigence importante. Mais, lorsqu'elle détermine et surdétermine le mode de penser et la démarche politique, elle devient mortifère. Le but des groupes terroristes consiste souvent à nous affaiblir en nous enfermant dans l'idéologie. Le souffle qui devrait animer la vie d'une nation ou d'un groupe de nations disparaît et nous sommes tous assignés à résidence sous la tutelle d'un Ministre de l'intérieur plus ou moins tout-puissant.

La sauvegarde et la multiplication des cordons ombilicaux

Pour assurer la survie d'un enfant qui vient de naître, il est urgent de couper les cordons ombilicaux. Le bébé ne peut pas vivre fixé sur la mère même si la tentation est toujours grande, au cours de la vie, de retourner dans le calme et la paix du sein maternel, qui inspire les utopies sur le paradis perdu. Or l'idéologie voudrait nous empêcher de naître et de vivre. Il faut rester à l'ombre du roi pour avoir ses faveurs à court et à long terme. Alors, chaque fois qu'un problème se pose, les responsables politiques font voter une loi, pour faire prévaloir l'assurance sur la prise de risque. On pensait que la loi était pour le bien de tous : elle ne fait que légitimer un rapport de force à un moment donné, sous prétexte d'assurer la sécurité.

L'assujettissement ou le système de la Cour

L'homme ou le prétendu citoyen ne sont que des sujets par procuration. Non seulement dans le royaume de Mahmoud mais aussi dans nos républiques actuelles, les cours se constituent avec des cercles concentriques. Plus je suis proche du pouvoir et plus j'aurai de chances de recevoir la manne qui me fera vivre ou prospérer. Chacun joue des coudes pour entrer dans les préférences du " monarque ". Il faut faire allégeance pour recevoir l'autorisation d'exister. Ici, l'idéologie qui se développe avec l'assentiment des citoyens, conduit à l'assujettissement. Aussi la véritable parole tend-elle à disparaître ; elle est remplacée par la communication. Et le secret de la chambre basse, qui permet à Ayaz d'être soi-même, laisse la place à l'illusion de la transparence.

La reproduction

Dans un tel contexte, les hommes sont appelés à tourner en rond. La vie qui invente la vie s'arrête parce que le souffle qui l'anime ne peut plus produire de nouveauté. A défaut d'invention, la société devient la championne de la reproduction et de la standardisation. Et la pensée qui asphyxie cède le pas à une technocratie apparemment beaucoup plus efficace. Pendant ce temps, les hommes et les femmes de la Cour bavardent avec brio mais l'éclat apparent de leurs mots d'esprit ne fait que masquer le vide de leur vie qui tourne en rond. Aussi la maladie mentale est-elle à la porte. C'est ce que met en évidence un conte que beaucoup trouvent anodin : il s'agit des " Trois fileuses ". La jeune femme qui veut gagner l'estime du fils du roi s'appuie sur le savoir faire de trois personnes, pleines d'expérience, qui font le travail à sa place. Au bout de quelques mois, elle finit par perdre la mémoire et s'enfonce dans la mélancolie jusqu'au jour où, grâce à son futur mari, elle prend conscience du côté burlesque d'une vie sans inventivité ; le rire lui sert alors de déclic pour entrer dans une existence sans cesse porteuse de nouveauté.

La vérité ou le pari de la liberté

Comme dans le conte, il arrive un moment où le voile se déchire, ouvrant ainsi l'espace de la vérité. La recherche de la sécurité apparaît tout à coup trompeuse ; elle engendre en effet une violence arbitraire qui opprime la société et les individus. Œdipe, victime de l'idéologie, qui l'a empêché de voir la réalité telle qu'elle est, se crève les yeux pour entrer dans la pensée et dans la dynamique de la parole, plus proche de la dynamique de la vie. Et il aura fallu que le roi soit poussé dans le jeu idéologique du vizir, qui brise les individus, pour comprendre que la vérité est ailleurs, dans la chambre secrète du conseiller suspect ; elle n'est pas dans la recherche de la sécurité, elle est dans le pari de la liberté.

Le renoncement aux cordons ombilicaux

Sous prétexte de promouvoir la sécurité, les cordons ombilicaux entravent le développement des individus. C'est en effet la première découverte de celui qui s'aventure sur le chemin de la vérité. Ayaz, le mendiant, a toujours refusé de s'enfermer dans la Cour, qui lui était hostile. Dans sa cellule, il n'y avait rien si ce n'est sa tunique déchirée, son bâton et son bol de mendiant. Il avait renoncé à tous les cordons ombilicaux pour entrer dans le manque, qui est le moteur de tous les désirs et en particulier du désir de liberté et de vérité. Chacun comprend sans peine qu'il faut cesser de bloquer les individus et la société par des garde-fous, des protections, des règlements et des lois inutiles, et même par un amour dépassé, pour mettre en marche les moteurs qui font avancer. A ce niveau, la vérité est pleine de violence et sans pitié, car elle dénonce toutes les béquilles de la bonne conscience, qui contrarie la véritable liberté.

Le primat du sujet responsable

Le roi Mahmoud devient responsable lorsqu'il est mis en face de la vérité. En baisant le bas du manteau d'Ayaz, il devient sujet à part entière. Dans les révolutions récentes, c'est bien le primat du sujet responsable que les insurgés revendiquent en découvrant les leurres dans lesquels les gouvernants les avaient enfermés. Et le malade psychique apprend, au cours de la cure thérapeutique, qu'il ne doit pas tricher avec ses ressentis, avec ses violences retenues, avec ses désirs frustrés, s'il veut, un jour, découvrir la liberté du corps et de l'esprit, c'est-à-dire la pleine liberté du sujet.

Le chemin vers la création

La vérité est un chemin et elle mène à la création, car elle est l'alliée intime de la vie en mouvement. Dans le mythe d'Hiram, cher aux francs-maçons, les compagnons voudraient entendre du maître les secrets de la vérité, qui mène à la création du temple intérieur. Mais le maître ne peut leur livrer le message qu'ils sollicitent ; en effet, le secret est dans le constat que la vérité est un chemin inventé au cours de la vie de chacun. Il paiera de sa vie sa fidélité à la vérité, qui amène tout homme à inventer sa vie, c'est-à-dire à entrer dans le mystère de la création présent au cœur de la vie elle-même. En fait, sa propre vie a moins de prix que la vérité, qui vise finalement un certain dépassement de la mort.

La parole est dans le passage de l'idéologie à la vérité

Notre cheminement vers la vérité nous conduit au secret de la parole elle-même. C'est elle qui fait passer de l'idéologie à la vérité. Tout est dit dans l'échange entre le conseiller mendiant et le roi : " Tu n'as pas le droit d'être ici. Ici commence le royaume des pèlerins perpétuels. Mon royaume. Ne pouvais-tu le respecter ? - Pardonne-moi, dit le conquérant ". Devant l'esclave, il s'inclina et baisa le pan de son manteau ". Nous voyons ici que prendre la parole, au sens fort du terme, est un acte révolutionnaire ; il montre au maître qu'il est en réalité un esclave (de l'idéologie) et que l'esclave, dans l'enfermement de sa chambre basse, a acquis la maîtrise de la parole, qui libère en conduisant à la vérité.

Le secret

Où se tenait Mahmoud, était Ayaz. Où souffrait Ayaz, souffrait Mahmoud. Il n'était pas au monde d'amis plus proches, ni plus soucieux l'un de l'autre. Pourtant, Mahmoud était roi et Ayaz son esclave. " Ayaz à la blanche poitrine " : ainsi l'appelait-on, car il était d'une beauté parfaite. Il était arrivé en guenilles de vagabond dans la ville où régnait le conquérant superbe et redouté. Il avait longtemps cheminé, sans cesse assoiffé par la poussière des déserts, et plus encore par l'increvable désir d'atteindre un jour la lumière qu'il sentait brûler dans le fond secret de son âme, au-delà de toute souffrance. Mahmoud l'avait rencontré sur les marches de son palais et l'avait pris à son service, séduit par son visage et son regard de diamant noir. De cet errant misérable venu du fin fond des chemins, il avait goûté les paroles simples et jamais basses. Il avait fait de lui son conseiller. Il en fit un jour son frère de coeur.

Alors ses courtisans s'émurent. Que cet esclave leur soit préféré les scandalisa si rudement qu'ils complotèrent sa perte et se mirent à épier ses moindres gestes. Le vizir attacha quelques sbires discrets à sa surveillance. Un soir, lui fut rapportée une incompréhensible bizarrerie dans le comportement de cet homme qu'il détestait. Il s'en fut aussitôt à la haute salle au dallage de marbre où déjeunait Mahmoud, et s'inclinant devant le souverain terrible : " Majesté, lui dit-il, tu n'ignores pas que, pour ta précieuse sécurité, je fais surveiller tous les mortels, humbles ou fortunés, à qui tu accordes le privilège de ton incomparable présence. Or, il me parvient à l'instant d'inquiétantes informations sur Ayaz, ton esclave. Chaque jour, après avoir quitté la Cour, il va s'enfermer seul dans une chambre basse au fond d'un couloir obscur. Nul ne sait ce qu'il y trame. Quand il en sort, il prend soin de verrouiller la porte. A mon avis, il cache là quelque secret inavouable. Je n'ose penser, quoique ce soit possible, qu'il y rencontre de ces disgraciés, qui n'ont de désir que de te nuire. " Ayaz est mon ami lui répondit Mahmoud. Tes soupçons sont absurdes. Ils ne salissent que toi. Va-t'en ! " Il se renfrogna. Le vizir se retira discrètement satisfait : quoi qu'en dise le roi, son âme était troublée. Mahmoud, demeuré seul, resta, un moment pensif, puis fit appeler Ayaz et lui demanda, avant même de l'avoir embrassé : " Frère, ne me caches-tu rien ? - Rien, Seigneur, répondit Ayaz en riant. - Et si je te demandais ce que tu fais dans la chambre où tu vas tous les soirs, me le dirais-tu ? " Ayaz baissa la tête et murmura : " Non, Seigneur ". Le coeur de Mahmoud s'obscurcit. Il dit : " Ayaz es-tu fidèle ? - Je le suis, Seigneur ". Le roi soupira. " Laisse-moi, dit-il. " Il ne put trouver la paix.

Le soir venu, quand Ayaz sortit de sa chambre secrète, il se trouva devant Mahmoud, son vizir et sa suite dans le couloir obscur. " Ouvre cette porte, lui dit le conquérant. " L'esclave serra la clef dans son poing et, remuant la tête, refusa d'obéir. Alors Mahmoud le prit aux épaules et le gronda : " Si tu ne me laisses pas entrer dans cette chambre, la confiance que j'ai en toi sera morte. Veux-tu cela ? Veux-tu que notre amitié soit à jamais défaite ? Ayaz baissa le front. La clef qu'il tenait glissa de sa main et tomba sur le dallage. Le vizir la ramassa, ouvrit la porte. Mahmoud s'avança dans la pièce obscure. Elle était vide et aussi humble qu'une cellule de serviteur. Au mur pendait un manteau rapiécé, un bâton et un bol de mendiant. Rien d'autre. Comme le roi restait muet devant ces guenilles, Ayaz lui dit : " Dans cette chambre, je viens tous les jours pour ne pas oublier qui je suis : un errant en ce monde. Seigneur, tu me combles de faveurs, mais sache que mes seuls biens véritables sont ce manteau troué, ce bâton et ce bol de mendiant. Tu n'as pas le droit d'être ici. Ici commence le royaume des pèlerins perpétuels. Mon royaume. Ne pouvais-tu le respecter ? - Pardonne-moi, dit le conquérant ". Devant l'esclave, il s'inclina et baisa le pan de son manteau. (Conte arabe, Henri Gougaud, L'arbre aux trésors, Ed. du Seuil)

Etienne Duval

Télécharger