De la folie des banlieues

à la constitution du sujet



* Mohamed Diab, psychologue clinicien
*Etienne Duval, sociologue

Accueil du site


La grande mosquée de Cordoue

http://clg-moulin-des-pres.scola.ac-paris.fr/andalous.htm


Comme le précédent, cet article s'inspire de plusieurs mythes : le mythe égyptien de Rê et Isis, Babel et le sacrifice d'Abraham. Il évoque aussi l'enseignement du sage Roumi avec la fable des trois aveugles.

 

De la folie des banlieues à la constitution du sujet

Dans un article précédent, nous avons donné une interprétation de la flambée de violence, qui a surgi à l'intérieur des banlieues, au cours du mois de novembre dernier. Prenant un peu de recul, nous voudrions maintenant poser un regard plus réfléchi sur ce qui s'est passé et voir dans quel sens pourrait s'amorcer un changement de perspectives pour construire un avenir commun. Nous constaterons alors que nous sommes pris dans un immense mouvement, qui affecte les deux principales cultures du bassin méditerranéen.

Il est évident, pour nous, que les idées énoncées dans ce texte ne prétendent pas rendre compte complètement de la situation des banlieues et donner la solution unique aux problèmes qui se posent. Mais elles sont un point de vue à ne pas passer sous silence et qui pourrait constituer une piste de réflexion pour un travail plus en profondeur.

Une parole en échec mais aussi un appel au dialogue

La folie des banlieues s'est propagée comme une traînée de poudre, incendiant voitures, écoles et bâtiments sociaux. Manifestement, elle était le signe d'un grand malentendu, comme si les uns et les autres n'étaient pas sur la même longueur d'ondes. Il y a eu brouillage et les jeunes ont perdu la tête. Mais la folie a parlé, et, dans ses exagérations et les dégâts qu'elle a engendrés, elle était aussi une invitation à retrouver le dialogue. Très souvent la violence est une réaction contre le brouillage et la confusion : elle est le sol sur lequel s'enracine la parole, qui doit conduire à la rencontre de l'autre. Signe d'un échec, elle est aussi un appel à sortir de l'enfermement des certitudes, pour permettre l'écoute de celui qui, jusqu'ici, restait ignoré.

Un enjeu essentiel : la constitution du sujet face à la mondialisation

Un peu partout aujourd'hui, plus encore que par le passé, il existe une forte pulsion vers la parole. Elle prend d'abord la forme de la violence pour engager chacun ensuite dans la négociation et le dialogue. En fait, il est question de vie et de mort. Face à la mondialisation qui détruit les structures anciennes, les individus, pour résister, sont contraints à se restructurer pour devenir des sujets à part entière. Dans le cas contraire, ils risquent d'être laminés et détruits. Or, le seul outil dont l'homme dispose pour se construire comme sujet est la parole. Dans tous les pays du monde, les individus sont poussés malgré eux à prendre "l'arme" de la parole pour résister aux forces insidieuses qui sont prêtes à les détruire. Ce sont les plus menacés par la vie qui tirent les premiers la sonnette d'alarme. Assez paradoxalement, les jeunes des banlieues françaises sont des guetteurs malgré eux, qui nous avertissent du danger. Sans doute avons-nous tout intérêt à leur prêter une oreille attentive.

Deux cultures qui s'affrontent pour la matrice du sujet

Pour engendrer un sujet, une matrice est nécessaire, comme si la parole, à elle seule, ne suffisait pas. Si l'on veut donner naissance à un enfant, il faut une mère et un père. Pour faire émerger un sujet, nous avons besoin d'une matrice et d'une parole. Or la nature de la matrice est un enjeu essentiel, qui conditionne l'avenir. C'est pourquoi, au sein de la sphère méditerranéenne en tout cas, deux cultures sont engagées dans une forme de lutte (à mort ?) pour la maîtrise de cette matrice : d'une part la culture véhiculée par l'Islam, d'autre part la culture occidentale qui prétend défendre la démocratie. Les jeunes des banlieues sont les témoins privilégiés de cette lutte et crient leur angoisse car ils sont entre le marteau et l'enclume.

Chaque culture est dans la toute-puissance et tente d'imposer son modèle

Dans le combat qui les oppose, la culture occidentale est persuadée d'être à l'avant-garde d'une civilisation qui prône la liberté et n'hésite pas à engager la guerre pour le "bien" de l'humanité : de son côté, dans ses expressions extrêmes, la culture véhiculée par l'Islam se trouve en face du "diable" qu'il faut à tout prix exorciser et se déclare prête à affronter le martyre pour se dégager de son emprise. Mais dans leur aveuglement, l'une et l'autre ne se rendent pas compte qu'elles sont dans la toute-puissance et que rien de bon ne peut sortir de leur volonté de domination. Si elles peuvent s'entendre, c'est en rejoignant chacune l'universel et en le reconnaissant dans l'autre.

Un double échec dans la constitution du sujet

Ignorant l'autre, chaque culture tente de construire un sujet sans vraiment y parvenir. Parce que l'autre est absent, la parole tourne en rond et s'enferme dans la répétition du même. C'est l'histoire de Babel qui recommence : la leçon énoncée il y a plusieurs millénaires n'a pas été retenue. La culture occidentale, faisant éclater le lien communautaire qui tient et structure les individus, se trouve contrainte, pour se prémunir de la confusion, de leur conférer l'absolu du sujet. Malheureusement, l'individu n'est pas le sujet tant qu'il n'a pas intégré la dimension sociale. Actuellement la seule règle est celle de la compétition, qui donne la priorité aux plus forts et rejette les plus faibles dans la marginalité. Dans ce cadre, la mondialisation, qui casse le Droit mais multiplie les règlements bureaucratiques paralysants, risque de donner libre cours à la loi de la sélection naturelle, faisant régresser l'homme à un niveau proche de l'animalité : c'est la loi de la jungle. Faillites, déplacements d'entreprises, chômage menacent et détruisent déjà les uns et les autres.

Pour sa part, la culture liée à l'Islam, qui, dans ses débordements extrêmes, tend à enfermer les individus dans le lien communautaire, sans les ouvrir suffisamment à la dimension de l'universalité, ne trouve son salut qu'en soumettant l'individu à un absolu extérieur. L'absolu du sujet est conféré à Dieu lui-même. Parce qu'il sacrifie l'absolu qui lui est propre, l'homme n'arrive pas à se constituer dans l'individualité d'un sujet. Il ne s'agit pas ici d'éliminer les fondements de la religion, mais de les remettre à leur juste place. Dans ce contexte, la loi du monde devient celle de la soumission, qui contribue, sous des formes multiples, à détruire l'humanité de l'homme et à sacrifier la liberté du sujet concret.

La schizophrénie ou les deux parties séparées d'une même matrice

L'impossibilité de constituer un sujet tient au fait que chaque culture ne possède qu'une moitié de la matrice susceptible de le produire. La culture véhiculée par l'Islam insiste sur la dimension communautaire : la communauté, qui relie à l'origine, engendre et sert de cadre à la fois contraignant et sécurisant aux individus. Par ailleurs, elle privilégie le lien de la mémoire et de la tradition. Les communautés, comme les filiations, sont multiples ; il est donc possible, dans ce cadre, de rendre compte de la diversité des cultures. En face, la culture occidentale met théoriquement l'accent sur la société qui ouvre à l'universel et aux projets : délibérément tournée vers l'avenir, elle propose la construction d'un monde prétendument plus humain. En même temps, elle est en tension constante vers une forme d'unité qui relativise les fondements de la diversité, avec le risque majeur d'uniformité et d'indifférenciation.

En réalité, le sujet ne peut se construire que dans l'entre-deux de la communauté et de la société et dans un va-et-vient entre l'une et l'autre. Ce va-et-vient est opéré par la parole, qui se constitue dans le dialogue. Or, comme le suggère le mythe égyptien de Rê et Isis, vieux de plus de quatre mille ans, la parole, pour être parole véritable, doit dire ce qui est transmissible et porter ce qui est indicible. Autrement dit, au-delà de la transmission banale, elle doit souligner le secret et le sacré incommunicables, qui constituent l'absolu du sujet. Chacun donne son nom à l'autre et l'alerte, en même temps, sur son originalité irréductible. C'est ainsi que la parole peut tisser de l'universel et du particulier, du communautaire et du social, relier l'origine et la fin, le même et l'autre, et les faire tenir ensemble dans chacun des sujets grâce à cet absolu sacré et incommunicable, qui hisse chaque individu à un niveau supérieur. C'est ce qu'on appelle l'universel. Elle construit sans cesse de l'humain tout en assurant son dépassement sans lequel il ne peut tenir. Et c'est en cela qu'elle produit du sujet, mais à condition que la matrice nécessaire soit reconstituée.

La mémoire d'une rupture qui s'est répétée, et les trois aveugles

Les religions ne sont pas le tout de l'homme, mais elles ont l'avantage ou l'inconvénient de marquer très fortement la matrice des cultures et des sujets, parce qu'elles jouent dans le symbolique. C'est pourquoi nous posons l'hypothèse que la "schizophrénie" repérée tient à une rupture qui s'est répétée : la première fois, entre le judaïsme et le christianisme ; la seconde fois, entre le christianisme et l'Islam à la suite des croisades. Sans entrer dans les croyances et en s'en tenant à l'univers du symbolique, on peut penser que la structure véhiculée par l'Islam est assez proche de celle que porte le judaïsme. Or, lorsque, à l'occasion de moments de grâce, ces religions ont pu coexister et fonctionner ensemble, ce sont la science, la philosophie, l'art, la culture et l'homme tout simplement qui ont gagné. Lorsqu'elles se sont opposées, c'est la barbarie qui a fini par s'imposer.

C'est dire que les religions, comme les cultures ne peuvent se poser que dans le rapport qu'elles entretiennent avec les autres. C'est en tout cas ce qu'essayait de faire comprendre le sage adepte de l'Islam, Rûmî, qui enseignait un juif, un musulman et un chrétien. Il leur dit : " Vous êtes comme les trois aveugles de la fable ". Ces aveugles ont eu l'autorisation d'aller toucher un éléphant pour informer les autres habitants, qui vivaient eux-mêmes dans la cécité. " Le premier aveugle, qui n'avait touché que l'oreille de l'éléphant, dit : " C'est un animal, large et plat, un peu rugueux comme un vieux tapis ". Le second, qui avait touché la trompe, dit aux autres aveugles : " C'est long, mobile et creux. Ça a beaucoup de force ". Le troisième aveugle, qui avait touché une patte, dit : " C'est solide et stable comme une colonne " ". (La fable d'après Jean-Claude Carrière, Le cercle des menteurs, Plon, p.141-142).

Pour le sage Rûmî, il allait de soi que l'ignorance délibérée de l'autre ou plus ordinairement les limites culturelles étriquées de chacun conduisait à l'aveuglement.

Sortir de la toute-puissance pour entrer en parole

Chaque culture, en pensant qu'elle détient la vérité, fonctionne dans l'exclusion de toutes les autres. Si l'on veut entrer dans la parole, il est donc nécessaire de sortir de la toute-puissance qui sacrifie "l'autre". C'est ce qu'a compris Abraham, au moment où il s'était engagé à faire mourir Isaac dans la tradition juive et chrétienne, ou Ismaël, dans la tradition musulmane. Au sein de la première tradition, il voulait se conformer à l'usage de l'époque, qui exigeait le sacrifice de l'aîné, pour obéir à la volonté de Dieu lui-même. Son couteau était déjà levé, lorsqu'il aperçut un bélier dont les cornes s'étaient prises dans un buisson d'épines. A travers le bélier, il reconnut sa propre toute-puissance et c'est elle qu'il sacrifia, en disposant l'animal à la place de son fils. Il put alors entrer en parole avec son fils et l'autoriser ainsi à devenir un sujet à part entière et continuer la lignée de la filiation en devenant père à son tour. Selon la seconde tradition, le bélier viendrait du troupeau d'Abel et soulignerait le lien avec un sacrifice originel, pour montrer le saut radical, qui est ici effectué : comme dans la première tradition, Abraham sort de la toute-puissance meurtrière en la sacrifiant pour ouvrir la voie de l'avenir à son fils Ismaël. C'est ce que veut perpétuer et ritualiser la Fête du sacrifice (le Grand Aïd).

Reconstituer la matrice pour produire du sujet

Puisque dans le cadre méditerranéen tout au moins, la culture occidentale marquée par le judaïsme et le christianisme et la culture véhiculée par l'Islam semblent posséder chacune la moitié de la matrice susceptible de produire le sujet, il est temps de recomposer l'ensemble pour envisager plus sereinement l'avenir. La première sera amenée à reconsidérer sa position par rapport à la communauté et à viser de nouveau le social oublié. La seconde devra accepter d'ouvrir la communauté vers l'humain universel en se positionnant par rapport à la société qu'elle ne peut remplacer. Mais la parole de chaque culture qui retissera le lien rompu en un véritable dialogue ne pourra s'engager sans le respect explicite et manifeste de l'autre culture.

En France, on comprend sans peine que les jeunes des banlieues, fortement marqués par la culture de l'Islam, mais en même temps très désireux d'avoir leur place entière dans la société, sont traversés malgré eux par un conflit et un enjeu qui les dépassent. En même temps, en tant que guetteurs, ils témoignent de l'urgence de la tâche à accomplir : s'ils sont écoutés, ils seront les premiers à relever le défi qui s'impose à l'une et l'autre cultures.

Lyon, le 30 janvier 2006

 

Télécharger De la folie des banlieues à la constitution du sujet