Fondation de l'homme et parole juste
Le dernier blog a porté sur la torture, présentée comme
une sorte de " défondation " de l'homme, en obligeant à
se taire. En fait, l'expérience montre qu'une telle " défondation
" est impossible ; l'homme n'a pas complètement prise sur la parole
qui le fonde.
Il semble intéressant de revenir sur la parole comme fondement de l'homme.
Dans cette optique, Etienne Duval suivra pas à pas le mythe égyptien
sur " Le triomphe d'Horus ". Yvon Montigné, de son côté,
se dégagera du mythe pour mener sa propre réflexion. Finalement,
les deux pensées, qui suivent des cheminements très différents,
finissent par se rejoindre en liant droit et parole, dans le premier cas, et
parole et justice, dans le second.
" Le triomphe d'Horus " ou l'insaisissable parole,
qui engendre l'homme
Le mythe intitulé Le triomphe d'Horus représente un moment exceptionnel dans l'élaboration de la pensée égyptienne. Jusqu'ici, Seth, le meurtrier d'Osiris, assimilé au principe du désordre, était constamment mis à l'écart. Mais, en voulant se protéger, la société des dieux qui structure l'univers, compromettait ainsi l'instauration du droit et le surgissement permanent de la parole. Après plusieurs siècles, la pensée s'est subitement élargie : un véritable saut s'est opéré en donnant un statut reconnu à cette force de désordre, qui semblait contrarier la bonne marche du monde.
Le bateau et le tombeau
Depuis près d'une centaine d'années, il était
impossible de départager Seth et Horus, le fils d'Osiris, pour l'attribution
du royaume de Haute et Basse Égypte. Les procès succédaient
aux procès et, chaque fois, l'Ennéade, chargée de structurer
le monde, donnait raison à Horus. Seth, constamment débouté,
refusait de se plier à la décision des dieux. Pour sortir de cette
impasse, il propose un combat où chacun des prétendants luttera
sur un bateau de pierre. Celui qui l'emportera sera le véritable souverain.
Dans la nuit, Horus construit un bateau de sapin et l'enduit de plâtre.
De son côté, Seth s'en va trancher un morceau de montagne et s'y
taille un bateau de pierre. Aussitôt mise à l'eau, l'embarcation
coule ; Seth se transforme alors en Hippopotame et fait couler le bateau d'Horus.
Celui-ci prenant son harpon le jette sur l'animal au risque de le tuer. C'est
alors que l'Ennéade s'interpose, évoquant l'interdit du meurtre
comme principe inviolable. Le bateau de pierre avait la forme d'un tombeau,
signifiant que le combat guerrier n'est pas la bonne solution pour régler
les problèmes des dieux et des hommes car il conduit à la mort.
La mort qui départage
La solution ne peut être que dans le droit mais jusqu'ici le droit a fait
faillite. C'est alors qu'intervient Thot, le dieu de la connaissance et l'inventeur
de l'écriture. Il propose que l'on fasse appel à Osiris. C'est
une manière d'introduire la mort dans le débat pour départager
les prétendants. Osiris en effet a été assassiné
par Seth, son frère, mais Isis, sa femme, a rassemblé les morceaux
du corps dispersé pour redonner vie à l'être disparu. Osiris
ressuscité féconde Isis avec son sexe manquant, recomposé
pour la circonstance, et deviendra ainsi le père d'Horus. Un peu confusément,
la pensée perçoit que le manque comme la mort sont une des composantes
de la création, en séparant les êtres qui s'unissent pour
éviter la confusion destructrice. En ressuscitant, Osiris, qui a traversé
la mort, ne peut plus vivre sur terre : il est devenu le maître du ciel
et des enfers. Son point de vue, qui le situe au terme de toute existence, devient
primordial. Il enracine le droit dans la mort pour donner force à la
filiation : son fils a droit au royaume, parce que ce royaume appartenait autrefois
au père disparu.
La lutte interminable entre ordre et désordre
Les dieux veulent instaurer l'ordre par le droit mais le désordre,
sous les traits de Seth, continue à s'y opposer. La parole, qui fonde
le droit a deux faces : une face qui pousse à l'instauration de l'ordre
et une autre face, qui prône le désordre. Seth résiste à
l'enracinement du droit dans la mort parce qu'elle fige les situations. Elle
peut entrer dans le débat, mais elle ne peut avoir le dernier mot. L'opposant
a une part de raison que la raison ne perçoit pas. Il veut tenir coûte
que coûte et sait déjà que sa parole sera décisive.
Ce n'est pas à partir de l'horizon de la mort que la parole doit s'exprimer
: c'est dans l'île du milieu, où les points de vue peuvent s'équilibrer,
qu'il tient à plaider sa cause. Devant tous les autres dieux, il perd
pourtant son procès.
Des menottes à la parole
Pour clore définitivement le débat, Atoum, le maître des
dieux, demande à Isis d'amener Seth, les menottes aux mains. Elle s'exécute
sur le champ, conduisant le plaignant docile au centre de l'assemblée.
On peut en faire un prisonnier mais personne ne peut l'empêcher de parler.
Plus son corps est affaibli plus sa parole sera forte, car le droit est lui-même
prisonnier si sa parole n'est pas prise en compte ; en imposant une place au
désordre, elle maintient l'ouverture et rend possible les nécessaires
remises en cause. Atoum l'interroge : " Pourquoi ne nous permets-tu pas
de vous départager en voulant t'adjuger la fonction d'Horus ? "
Ce n'est pas la fonction d'Horus, qui est en cause, c'est la force du droit
lui-même. Seth va montrer à tous que seule sa parole est décisive
: " Fais appeler Horus, dit-il, et qu'on lui donne la fonction de son père
Osiris ". C'est de lui, en définitive, que le futur souverain tiendra
son pouvoir, car, sans lui, la parole qui fonde son droit, ne serait pas une
véritable parole.
Le tonnerre qui précède la pluie
Finalement, la parole de Seth est décisive pour les dieux eux-mêmes.
Ils viennent de prendre conscience que la force du désordre est une des
composantes de la création. Seth fait aussi partie de l'Ennéade,
qui représente la structure fondamentale du monde. Il faut en tenir compte.
C'est pourquoi Atoum, le dieu des dieux, demande qu'on lui confie le récalcitrant.
Il le considère maintenant comme son propre fils. Désormais Seth
siègera avec lui. Accompagnant le soleil, dans ses rondes quotidiennes,
il tonnera pour annoncer l'orage. Sans doute fera-t-il peur, mais son grondement
sera annonciateur d'une pluie bienfaisante. En dépit des apparences,
le désordre, peut être une face cachée de la parole. A sa
manière, s'il est intégré, il est là pour faire
éclater la vie.
Une parole qui engendre l'homme à partir du désordre
et de la violence
D'après le mythe, c'est sur le droit qu'est fondé le développement
de l'homme mais le droit lui-même est l'œuvre de la parole. En ce
sens, il ne peut se refermer sur lui-même car la parole est aussi son
dépassement. En se disant, elle contribue à ordonner le monde,
mais elle ne peut jamais se dire totalement. Il y a, en elle, de l'indicible,
qui est le signe de sa transcendance et de l'incomplétude de la création.
Le monde en général et l'homme en particulier sont en perpétuelle
gestation. Le désordre est le symptôme du non dit, qui pousse constamment
la parole à se dire. Mais il faut savoir l'écouter et l'interpréter,
même s'il fait peur comme le tonnerre lui-même. C'est à ce
prix que nous pouvons progresser vers une plus grande humanisation. La parole,
en effet, engendre l'homme à partir du désordre et de la violence.
Pour l'exprimer, à sa façon, le mythe dit que " Seth et Horus
réconciliés s'unissent charnellement pour assurer la prospérité
du royaume d'Égypte ".
Etienne Duval
Vers la justice ou la parole juste
Violences
Si la parole est le propre de l'homme, celui-ci serait aussi le seul capable
de la violence suprême : le meurtre.
Certes, la violence, sans doute en un autre sens, est à l'œuvre
à la racine même de l'univers et de la vie. Le spectacle d'un ciel
étoilé, image de la sérénité, n'est pacifiant
qu'en raison de la distance. Les étoiles aux si paisibles révolutions
sont des monstres qui naissent, vivent et meurent dans un paroxysme de violence
dont les soubresauts, malgré les distances, peuvent être enregistrés
par nos instruments. Vies et morts des étoiles primitives. Leurs cendres
nourrissent les générations futures d'étoiles des éléments
nouveaux sans lesquels la vie ne serait jamais apparue. L'eau, élément
indispensable, n'existerait pas non plus sur terre sans les bombardements d'astéroïdes,
comètes et autres météorites qui l'ont apportée,
et dont les impacts furent en même temps éminemment dévastateurs.
Ils n'appartiennent d'ailleurs pas forcément qu'au seul passé.
Aujourd'hui, en tous cas, tremblements de terre, tsunamis, éruptions
volcaniques, typhons et autres séismes, tout aussi vitaux, répandent
encore ici ou là morts et dévastation. Le monde animal lui-même,
n'est pas que bucolique : luttes pour le territoire ou pour la domination, invasions,
prédation, supplantation, cannibalisme, ne sont pas le propre des sociétés
humaines.
Mais la conscience change tout, comme l'apparition de la parole.
Langues
La parole est une mais les langues sont diverses. Première difficulté
pour se comprendre et pour des rapports pacifiés. L'humanité a
explosé en peuples et langues dont l'histoire commune est jalonnée
d'épisodes guerriers. L'interaction de plus en plus étroite des
groupes humains rend possible la contagion universelle des conflits ; Les première
et deuxième guerres mondiales en sont la tragique illustration.
L'existence d'une langue primitive, unique matrice de toutes les autres, est
une question qui reste ouverte. L'esperanto se voulait langue universelle dans
une démarche de paix. Mais c'est l'anglais qui joue aujourd'hui ce rôle
transversal, vécu parfois comme dominateur. A contrario, la multiplicité
des langues traduit sans doute les différentes approches possibles sur
la voie de l'humanisation. Quand une langue s'éteint, c'est toute une
manière originale et fondamentale d'être au monde qui disparaît,
véhiculant des valeurs dont nous pouvons perdre jusqu'à la notion.
Je pense aux langues amérindiennes par exemple. A l'inverse, dans nos
sociétés, des groupes ou des communautés éprouvent
la nécessité d'inventer de nouveaux langages, porteurs de leur
culture, car la langue dominante comme l'histoire est souvent celle des vainqueurs.
Et cette domination par la parole est aussi une injustice.
La langue, affirmait Ésope est la meilleure des choses car " c'est
le lien de la vie civique,…l'organe de la vérité et de la
raison ; par elle on bâtit les villes et on les police ". L'Agora,
au centre de la cité, était le lieu des échanges et de
la politique. La cité grecque, sans doute idéalisée, est
attachée dans notre esprit à l'idée de démocratie.
Mais le mot de cité, décliné aujourd'hui au pluriel, évoque
plutôt l'échec d'un projet social partagé par tous, certains
disent le domaine du non droit.
Parole
Tout au long du récit biblique, la Parole est la manifestation du Transcendant.
" Parole de Yahvé ". Le mot jalonne en permanence les textes
prophétiques. Et si " nul n'a jamais vu Dieu ", comme le dit
St Jean, Il leur a envoyé ses prophètes, mais " vous ne les
avez pas écoutés ". La Parole a butté sur le refus
des hommes, nuques raides qui se refusent à la lumière car leurs
œuvres sont mauvaises.
Cette Parole s'adresse au peuple choisi, mais pas seulement, comme le raconte
Jonas envoyé en mission à Ninive, la grande ville.
La Parole, manifestation par excellence du Très Haut, n'en est pourtant
pas la seule. Les livres de sagesse invitent à ouvrir les yeux sur la
Geste de Dieu, sa création : " Parle à la terre, elle te
donnera des leçons " (Job 12,8). Ils nous invitent ainsi à
mettre notre main sur la bouche, dans un silence émerveillé.
Mais la Parole n'a pas suffi. " Et le Verbe s'est fait chair " ; devenu
cette chose fragile dont la parole est contredite, piégée, objet
de scandale ; et finalement on le met à mort pour le faire taire car
" il a blasphémé ". Le signe de la croix : il fallait
qu'il soit élevé, misère et grandeur du visage du Tout
Autre.
Justice
Ésope nous repasse le plat car pour lui, la langue est la pire des choses,
" c'est la mère de tous les débats, la source des divisions
et des guerres. Si l'on dit qu'elle est l'organe de la vérité,
c'est aussi celui de l'erreur, et, qui pis est, de la calomnie. Par elle on
détruit les villes, on persuade de méchantes choses. Si d'un côté
on loue les dieux, de l'autre elle profère des blasphèmes ".
La parole n'échappe pas à l'ambiguïté ou plutôt
à l'ambivalence des entreprises et des signes. Il est pourtant indéniable
qu'elle est une contribution essentielle à l'édification de la
cité : négociations, arbitrages, rencontres au sommet ou non,
procès, travail de deuil. Tout passe par elle pour dépasser la
violence immédiate, le conflit mimétique ou la peur de l'autre,
la vengeance, le règlement de compte… A quelles conditions ?
La parole s'adresse à un Tu ; elle est face à face. Elle ouvre,
par là même, un horizon, la communauté des hommes, horizon
qui s'ouvre à la mesure de ma démarche, si bien que par la parole
je vais " de commencements en commencements, par des commencements qui
n'ont jamais de fin ".
La parole doit se nourrir de silence, non pas celui qui mure dans l'autisme,
mais celui de l'attente, la main sur la bouche, dans la stupéfaction
ou l'admiration peut-être, en tout cas dans l'interrogation devant la
nouveauté étrangère qui se révèle à
moi. Je pense à la rencontre avec un groupe d'Indiens engagés
dans une lutte révolutionnaire, assis en cercle, fumant le calumet, pendant
des heures, avant de prendre une décision importante. Combien de paroles
inutiles, car, pendant que l'autre parle, je bouillonne de mes idées,
démonstrations, solutions tout droit sorties de mon chapeau.
La parole juste est réponse.
La parole juste doit se faire chair. La réponse ne se fait pas les mains
vides. Sorti de chez moi, à l'aventure, à la rencontre de l'autre,
c'est ma maison qu'il lui faut ouvrir, avec toutes ses richesses, injuste possession,
appropriation ou bien pierre apportée à la construction de la
cité.
Sinon ce ne sont que paroles. " Paroles, paroles… " comme dit
la chanson.
Yvon Montigné