La parole qui rit





Jean Kergrist, Sous-secrétaire d'étable

 

La parole qui rit

La parole s'épanouit dans le rire. Elle trouve, avec la distance de l'humour, son propre accomplissement. Le sourire a le pouvoir d'ouvrir l'âme pour que l'homme se dévoile dans sa pudeur et sa vérité. Ici, c'est en même temps le cœur et l'oreille qui sont sollicités. Mais au-delà du sourire bien humain qu'elle tient toujours en haleine, la parole qui rit semble venir d'un au-delà de l'homme. Elle n'a l'air de rien et pourtant elle porte le rire de Dieu, devant sa création. Sa voix est celle du Magnificat et des Béatitudes. " Elle renverse les puissants de leur trône et élève les humbles, elle comble de biens les affamés et renvoie les riches les mains vides ". Elle fait craquer les apparences de la stabilité, déplace les montagnes, et inverse les situations pour révéler une réalité toujours en mouvement qui force l'espace du possible. Comme dans la fête, la violence est tellement intégrée qu'elle s'allie à la douceur et à la tendresse. Puissance d'accouchement, la parole qui rit nous fait naître à notre humanité.
C'est bien ce que montrent les propos de Nasr Eddin Hodja, personnage du Moyen Âge, devenu légendaire, tellement ses histoires nous enchantent encore aujourd'hui. A sa manière, Jean Kergrist, le célèbre clown breton, prend le relais. Après avoir été clown atomique, et bien d'autres choses encore, il devient Sous-secrétaire d'étable. Le matou qui dort a encore plus d'un tour sous son oreiller.

Nasr Eddin, un Imam pas comme les autres

Nasr Eddin, dans le contexte des Mille et une nuits, est un personnage du Moyen Age, qui a fait école bien au-delà de son port d'attache, si bien qu'il n'est pas toujours facile de donner, à son sujet, des repères précis et d'identifier ses propres écrits. Une certaine littérature officielle dit qu'il est né en Anatolie, une province de Turquie, en 1208, et qu'il est mort, fort âgé pour l'époque, en 1284. Après de bonnes études, il est devenu l'Imam d'un village, à la suite de son père. Elevé dans la tradition soufie, il a choisi, pour éduquer ses fidèles, de leur raconter des histoires drôles ; il se mettait en scène jusqu'à se rendre ridicule, au plus haut point. Chacun pouvait alors, sans peur, ausculter sa propre vie pour repérer et corriger ses propres idioties.

Un oiseau merveilleux
Sur le marché, un camelot propose un oiseau aux merveilleuses couleurs. Il en demande deux pièces d'argent. Les clients trouvent qu'il est trop cher. Le vendeur insiste : " Mon oiseau est un perroquet qui parle le turc ". Rien n'y fait. Le marchand doit repartir avec sa bête.
Le lendemain matin, Nasr Eddin arrive avec un superbe dindon qu'il installe sur un perchoir. Il en demande trois pièces d'argent. Les gens qui passent se demandent s'il n'est pas devenu fou. Ils se hasardent à lui poser une question : " Pourquoi demandes-tu une aussi forte somme d'argent alors que l'on pourrait avoir, pour le même prix, un troupeau tout entier ? - Ignorants, rétorque-t-il, si l'oiseau d'hier valait deux pièces d'argent, le mien en vaut beaucoup plus. - Mais l'oiseau parlait. - Bien sûr, il parlait ; le mien fait beaucoup plus, il pense ".
Chacun peut alors s'interroger pour savoir s'il ne se détourne pas de la parole, en répétant, comme le perroquet, ce qu'il entend autour de lui. Et ne se glorifie-t-il pas d'une pensée, qui n'en a que les pompeuses apparences ?

Deux femmes dans une barque
Avec les femmes, les hommes sont parfois d'une grande hypocrisie. C'est ce que veut leur montrer Nasr Eddin avec cette nouvelle histoire. Le conteur a deux femmes qu'il transporte sur une barque. Elles veulent avoir le cœur net de l'amour qu'il leur porte et lui demandent laquelle des deux il préfère. Avec une grande prudence, il répond qu'il les aime également toutes le deux. Elles insistent. Il persiste. Un peu plus malicieuse que sa compagne, la plus jeune l'interroge à nouveau : " Si la barque chavire, laquelle de nous deux sauveras-tu la première ? " Se tournant alors vers la plus âgée, Nasr Eddin lui demande : " Toi, tu sais nager un peu, non ? "

Les riches et les pauvres
Au Moyen Âge, comme aujourd'hui, le prédicateur doit faire face à l'épineux problème de la richesse… Une grande sécheresse a sévi sur toute la région et la population est fortement menacée de famine. Les riches, il est vrai, ont su faire d'amples réserves mais les sacs des pauvres diminuent à vue d'œil et sont presque complètement vides. Khadidja, la femme de Nasr Eddin, interpelle son mari : " Ne reste donc pas les bras croisés : rassemble toute la population sur la place et invite les riches à donner à manger aux pauvres. " Emu par la sagesse de Khadidja, l'homme applique son conseil. Au bout de quelques heures, il revient en rendant grâce à Allah, le Miséricordieux. " C'est bien, dit la femme : tu as donc réussi ? - Oh ! Ce n'était pas facile, reprend le mari. J'ai réussi à moitié. - A moitié ? - Oui j'ai réussi à convaincre les pauvres. "

Comment sauver un avare de la noyade
En réalité, le riche est si attaché à son argent qu'il est difficile de le sauver, en ce monde et dans l'autre. Un jour, Mustafa, l'homme qui avait la plus grande fortune de la ville, tombe dans la rivière. Ne sachant pas nager, il se laisse entraîner par le courant. Intrigués par ses appels au secours, les riverains se précipitent, se penchent vers lui, les bras tendus : " Donne ta main, crient-ils ". Le désespéré les regarde, affolé, sans réagir. C'est alors que Nasr Eddin arrive à vive allure. " Prends ma main, prends, supplie-t-il ". Il prend et son sauveur le sort de l'eau. Allah, comme son serviteur, est si miséricordieux qu'il en vient à prendre les hommes à leur propre jeu pour les tirer d'affaire.

L'âne volé
C'est l'imagination qui nourrit la peur beaucoup plus que les dangers de la réalité… A la fin de la journée, un individu malveillant s'est introduit chez Nasr Eddin et a volé son âne. L'Imam, qui tient à son compagnon, promet une forte somme d'argent à celui qui lui rapportera l'animal. Personne ne se présente. Alors, il annonce que le voleur bientôt identifié sera durement châtié et fouetté en public s'il ne rend pas la bête avant la fin du jour. La nuit arrive sans le retour de l'âne. Eh bien ! Puisqu'il en est ainsi, Nasr Eddin fera ce qu'a fait son père. Le lendemain matin, à la première heure, le voleur très apeuré est à la porte avec son butin. Il interroge le propriétaire : " Tu aurais fait ce que tu as promis ? - Sans aucune hésitation. - Et, qu'est-ce qu'il a fait ton père ? - Il a racheté un autre âne ".

La perte de l'âne
A force de dévotion mal placée, les fidèles finissent par prendre Allah pour un idiot... Nasr Eddin a toujours des histoires avec son âne. Il vient de lui échapper dans les collines des environs. L'homme ne songe pourtant pas à le rechercher. Il parcourt les rues de la ville, en criant : " Louanges à Allah, louanges à Allah ! " Ses fidèles s'étonnent de son comportement. " Mais, vous ne comprenez rien leur dit-il : je rends grâces à Allah de n'avoir pas été sur le dos de mon âne, lorsqu'il s'est égaré. "
Références : "Sublimes paroles de Nasr Eddin", éd. Phébus, Pocket et "Le cercle des menteurs" de J. C Carrière, éd. Plon.

Etienne Duval


Jean Kergrist et le Sous-secrétaire d'étable

En 1975, peu après ma sortie de l'ordre dominicain, je suis entré en profession clownesque, mon nouvel " ordo praedicatorum ". Maintenant retraité du spectacle, j'ai gardé à mon répertoire un personnage de " Sous-secrétaire d'étable aux colloques agricoles ", de plus en plus sollicité pour animer bénévolement de ses discours déjantés meetings et manifs : réchauffement climatique, tests ADN, sans-papiers, incinérateurs et pollutions diverses…

Un personnage qui n'a peur de rien

Mon Sous-secrétaire s'amène en véhicule de fonction -un vélo de clown- et cause à tout va, à s'en échauffer la cervelle, proposant des solutions à des problèmes que vous n'avez même pas posés, positivant tous les ennuis de la planète, faisant l'autruche à s'en éclater de mauvaise foi. Un couteau sanguinolent lui traverse d'ailleurs la tête, c'est dire qu'il n'a peur de rien.

La bouée du rire pour s'éloigner du bateau en perdition

Aujourd'hui je demeure encore étonné de mes capacités à faire rire. Dans le quotidien, je suis loin d'être un marrant. Je ne retiens aucune des bonnes blagues qui font l'apanage des humoristes de compagnie. Mon humour a toujours un côté plutôt grinçant. Une sorte d'élégance des causes désespérées, du genre " puisque tout est foutu, mieux vaut en rire ! ". Le clown saisit à pleines mains la bouée du rire pour s'éloigner du bateau en perdition. Alors que les militants y croient encore, l'humoriste a déjà transporté son camp ailleurs. Il est d'une autre planète. Mais il espère, malgré tout, sans trop le dire, que son humour noir aura la vertu de réveiller quelques résistances, quelques barouds de dernier souffle.

Je préfère rire du dominant que du cocu

L'humour existe-t-il ? Il ne se trouve peut-être que des sujets de rigolades et, d'un comique à l'autre, mille manières de les traiter. Je préfère rire du dominant plutôt que du cocu… même s'il est toujours possible d'émarger aux deux catégories à la fois. Je ne donnerais pas un fifrelin pour écouter les blagues machistes d'un Jean Marie Bigard, le comique troupier du moment. J'imagine que, de son côté, il n'en a rien à cirer de mes gags clownesques. Nous habitons deux planètes différentes qui ne sont pas prêtes de se croiser. Comme le disait Pierre Desproges : " on peut rire de tout, tout dépend avec qui ".

Amplifier jusqu'à l'outrance une propagande

Les personnages clownesques de mes spectacles d'autrefois (atomique, agricole, chômeur, pape, docteur...), plus longs et plus construits, avaient tous comme point commun de se laisser aliéner au discours du pouvoir dominant, de faire du zèle en amplifiant jusqu'à l'outrance une propagande, fausse parole aujourd'hui présentée sous la charmante dénomination de "politique de communication" enrobée, plus récemment, de " politique de civilisation ". Se retrouvant ensuite le cul par terre au contact de la réalité, mes héros déclenchaient le rire politique, celui qui introduit le spectateur au recul critique sur lui-même, devenu objet manipulé par le pouvoir. Le rire devient alors instrument de recherche, exercice de doute cartésien.

L'exercice plein de tendresse de ma fonction citoyenne

Ce rire clownesque n'a jamais été pour moi une simple forme, habillant après coup des idées. Le rire est l'exercice même de ma fonction citoyenne. Brecht en avait fait le coeur de ce qu'il appelait la distanciation, même si ses disciples furent parfois moins heureux à se l'approprier.
Mais je lui ai toujours aussi fixé ses limites, évitant de le transformer en ironie, impuissance de l'intellectuel blasé. Pour ce faire, j'ai toujours gardé sur mes héros aliénés un regard de tendresse. Leur naïveté les déculpabilise.

Faire voler en éclat le baratin justifiant notre esclavage

J'ai découvert par hasard cette arme atomique du rire, mais ne l'ai utilisée qu'à bon escient, respectant toujours le faible, qui, dans sa chute, n'est jamais ridicule. Seul le puissant donne à rire de son triomphe. Ce rire-là, oui, je le jette toujours au vent avec jubilation, par l'entremise de ce personnage de Sous-secrétaire d'étable rescapé.
Quel plaisir de faire voler en éclats le baratin des maîtres justifiant notre esclavage ! Les éclats de rire deviennent alors plus efficaces que des éclats d'obus. Éclats à têtes multiples mettant aussi à bas la militance triste et le monde gris collabo qu'elle nous prépare. Vive la résistance joyeuse !

À lire : "Chronique brouillonne d'une gloire passagère de Jean Kergrist", préface de Jean Bernard Pouy, éditions Keltia Graphic, février 2008

À regarder : http://pagesperso-orange.fr/kergrist/

Jean Kergrist

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