La problématique du sujet
Le dossier sur la territorialisation, produit par la "Mission d'Information
sur l'Exclusion", en Rhône-Alpes, est excellent. Il donne un bon
état des lieux et permet de mieux connaître les nouveaux dispositifs.
Mais, en même temps, il fait apparaître un problème important
: le risque de tourner en rend face au chômage et à l'exclusion.
La problématique du territoire, qui vise une insertion dans l'espace,
est trop étroite.
C'est pourquoi il m'a semblé important de revenir aux mythes, qui donnent les grandes structures du comportement humain et contiennent les fondements de la raison humaine. En dépit de leur éloignement dans le temps, ils ont une capacité étonnante d'éclairer les problèmes les plus actuels.
Produire du sujet
Pour le mythe comme pour la plupart des textes symboliques, l'existence humaine
est un parcours dont la finalité est de constituer des sujets. Or, il
se trouve que, depuis une vingtaine d'années au moins, la constitution
du sujet est devenue une exigence sociale, du fait de la mondialisation. Le
risque est grand, en effet, de voir les individus pris au dépourvu dans
un univers démesuré et laminés par des forces qui les dépassent.
En réalité, le choix ne nous est pas laissé : la planétarisation
de tous nos problèmes devient inéluctable et nous ne pouvons rester
passifs même si l'évolution en cause peut ouvrir d'heureuses perspectives.
En de telles conditions, la problématique qui s'impose désormais
à tous les dispositifs pour leur donner sens semble se situer du côté
de la production du sujet.
Dans cette perspective, l'exclusion, qui intéresse tout particulièrement la MRIE, n'est pas simplement exclusion du champ social, elle est surtout exclusion de soi-même. Le sujet en effet se constitue dans la tension entre individu et dimension sociale : si la dimension sociale n'est pas acquise, le devenir du sujet est compromis. Il en va de même si la dimension individuelle n'est pas respectée ou si le paradoxe qui fait tenir ensemble des éléments apparemment contradictoires n'est pas accepté. Il apparaît donc indispensable d'élargir les perspectives en donnant la priorité à la problématique du sujet. Pour cela, le mythe ne donne pas simplement le sens de l'action à entreprendre ; il marque aussi les différentes étapes de l'itinéraire à parcourir.
Le sujet se constitue dans l'entre-deux
Parce qu'il suppose la tension et le paradoxe, le sujet ne peut se constituer
s'il est enfermé dans un territoire ou dans une structure quelconque.
Il a besoin de la respiration que donne l'entre-deux avec l'espace intermédiaire,
entre un dedans et un dehors, le même et l'autre, l'individu et le groupe,
la communauté et la société, le passé et l'avenir
et finalement soi et soi. Ainsi les stratégies du territoire ne peuvent
être définies, pour le bien du public concerné, que si elles
sont confrontées aux stratégies des acteurs sociaux et économiques,
sans que la tension entre les deux, au-delà des négociations nécessaires,
ne soit compromise.
Le moment de l'insertion ne peut durer qu'un temps
L'insertion est nécessaire pour permettre l'inscription de l'individu
sur un territoire et lui ouvrir les possibilités d'un emploi. On voit
bien d'ailleurs que la notion d'emploi a quelque chose de statique et de passif,
comme si le seul intérêt d'un travail était de recevoir
un salaire. Que fait-on alors de la responsabilité de chacun dans la
production des biens et des services ? Au bout d'un certain temps, il est indispensable
de passer de l'assistance et du maternage à la responsabilité
partagée dans l'action. Après avoir trouvé sa place dans
l'espace, l'individu est appelé à grandir pour devenir un acteur
dans le monde économique, social et culturel.
L'accompagnateur est un passeur
Le jeune ou le moins jeune en insertion est donc amené à faire
un passage. Un accompagnateur est nécessaire, mais, dans une problématique
du sujet, il n'est pas simplement là pour donner des informations et
ouvrir des pistes dans la recherche d'emploi, il est invité à
devenir un passeur. Autrement dit il doit non seulement faire passer d'un endroit
à un autre, d'une situation à une autre, mais il a pour mission
de conduire l'individu vers soi-même, en lui donnant les clefs du passage.
Le saut dans le vide et "l'affrontement
à la mort"
Le passage en effet est difficile et pourtant il est capital. Il s'agit métaphoriquement
d'affronter la mort, en prenant ses responsabilités face au licenciement,
au chômage ou à l'exclusion en général. Sous leurs
différentes formes, les forces de mort sont appelées à
devenir des forces de vie, mais à condition qu'elles soient intégrées.
Le plus souvent, la peur est là : il faut faire un saut dans le vide,
qui implique une sorte d'acte de foi en la vie. C'est alors que l'accompagnateur
a pour mission d'aider à affronter le risque du saut. Je pense que souvent
il en est incapable parce qu'il n'a pas fait lui-même son propre passage.
Le resurgissement lorsque le handicap devient un atout
Les responsables des parcours individuels savent que les publics les plus difficiles
sont ceux qui restent à mi-chemin, au bord du précipice. Par contre,
ceux qui sont " tombés au fond du trou " ont beaucoup plus
de chances de s'en sortir. Pour eux et pour tous ceux qui ont fait le saut dans
le vide, le handicap peut devenir un atout. La peur disparaît et le sujet,
qui a accepté d'affronter le " dragon ", reçoit de lui
un cadeau inestimable pour poursuivre sa route. Quelle que soit sa situation,
celui qui veut réussir sa vie est mis en demeure de faire son voyage
initiatique. Dans ce cas, l'échec lui-même peut devenir plus utile
pour l'avenir qu'une réussite trop rapide.
A ce stade, il devient possible d'envisager une formation pour obtenir, si elle manque, la compétence technique souhaitée.
Le temps de l'acteur : la confrontation aux acteurs sociaux
et économiques
Lorsqu'il a fait son passage, l'individu est beaucoup mieux armé pour
faire sa recherche d'emploi et devenir un véritable acteur économique
ou social à sa mesure. Rien n'empêche qu'il soit soutenu par un
parrain ou un tuteur, mais à condition que ces derniers sachent s'effacer
pour laisser le premier rôle à celui qu'ils accompagnent. C'est
maintenant l'entrée dans la confrontation avec les responsables sociaux
et économiques. Il n'est pas dans leur nature de faire des cadeaux :
ils recherchent l'efficacité. Mais ils sauront se montrer compréhensifs
si les nouveaux candidats sont prêts à devenir de réels
acteurs dans les services ou dans la production. Ils doivent pourtant apprendre,
grâce aux parrains et tuteurs, que les difficultés endurées
par les aspirants au travail peuvent être aussi pour l'entreprise un facteur
de réussite non négligeable. A condition sans doute que la culture
du sujet fasse partie de la culture de l'entreprise, au-delà même
de la recherche du profit… Chacun est amené à faire son propre
parcours…
La limite de l'acteur et le jeu du sujet
A terme pourtant un écueil se manifeste, l'homme n'est pas seulement
un travailleur ou un acteur. La famille est là avec ses exigences, l'environnement
social élargi sollicite aussi son attention. Bon gré, mal gré,
la vie le contraint à marcher sur ses deux jambes et à avoir un
pied dedans et un pied dehors. C'est là que commence à s'affirmer
avec force le paradoxe du sujet.
Dès le début des années 80, la problématique du sujet est apparue avec les nouvelles formes d'aménagement du temps. Sans doute devaient-elles introduire une souplesse supplémentaire à l'intérieur des entreprises. Mais, en même temps, elles tentaient de concilier les contraintes de l'activité extérieure et celles de la famille. Les femmes qui cherchaient à avoir leur place sur le marché du travail ont été un levier important pour l'introduction de la nouvelle problématique dans le monde de l'entreprise et des services publics.
Le rapport à soi
Progressivement, un centre se constitue pour faire face au paradoxe du sujet.
Sans lui, l'homme serait écartelé. Son énergie lui vient
du rapport à soi, qui affirme la présence de l'être intérieur
ou de l'esprit indépendamment de toute foi religieuse. C'est sur ce pivot
que va reposer désormais tout l'édifice humain. Pourtant, lui
non plus n'échappe pas à une forme de dualité en tension,
qui s'exprime par le rapport entre soi et soi. En fait, le sujet est aussi un
autre et signe par là le nécessaire rapport à Autrui, comme
source de son accomplissement. Ainsi, malgré sa dimension qui l'ouvre
à une transcendance, il n'en aura jamais fini avec la dialectique de
l'existence.
Dernier rappel
La problématique du sujet ne concerne pas seulement le demandeur d'emploi
ou l'exclu. Elle s'adresse aussi à tous les acteurs, qu'ils soient dans
les dispositifs d'insertion ou dans les entreprises. Bien plus, c'est toute
la société, stimulée par l'action politique et culturelle,
qui doit aujourd'hui produire du sujet, au risque éventuel d'être
entraînée dans des conflits interminables et dans l'expulsion de
l'homme lui-même.
Le 19 août 2007
Etienne Duval, sociologue