La question

posée par le CPE





"La parole est malade, il faut en prendre soin"

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Philippe Tastet

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La question posée par le CPE


A deux reprises, les jeunes ont manifesté bruyamment. En novembre, c'étaient les banlieues qui étaient en feu. Maintenant, ce sont les rues des centres-villes qui sont devenues le lieu de nouvelles manifestations, initiées par les étudiants et lycéens. Chacun essaie de comprendre un tel phénomène et le Premier ministre aussi bien que les syndicats pensent avoir raison dans leurs affirmations et leurs interprétations divergentes. Mais le problème est précisément qu'ils emprisonnent la parole des jeunes dans le rationnel, l'empêchant de s'exprimer en pleine clarté. Les jeunes ne rejettent pas la raison mais ils veulent affirmer le primat de la parole qui engage leur avenir. Or tout est fait aujourd'hui pour exclure le parole, qui fait de chacun un sujet à part entière, au nom de la raison elle-même. Comme disait Vittorio Gasman, la Parole est malade, il faut en prendre soin.

Le CPE, une mesure technocratique

Personne ne doute de la bonne volonté du Premier ministre. Il est prêt à penser qu'il a raison contre tous avec arguments à l'appui. Il s'est informé sur les mesures qui réussissent dans d'autres pays. Mais il a façonné la mesure dans son coin, oubliant que le monde humain est un monde de parole, où chacun doit prendre sa part. Comment a-t-il pu penser qu'il pouvait faire le bonheur des jeunes sans eux ? Où est leur parole dans la mesure qu'il propose ? Comment pourraient-ils la reconnaître puisqu'elle ne les reconnaît pas eux-mêmes ?

Le jeu des apparences ou la réduction au problème de l'emploi

Chacun est pris au piège d'une situation économique difficile. Les moyens de survie sont liés à l'emploi qui apporte un salaire. En fait, l'emploi se fait rare et toute l'attention se trouve captée par la possibilité de l'obtenir et de le maintenir. Les syndicats et les politiques eux-mêmes s'engouffrent dans la brèche. Or l'individu est devenu une marchandise que l'employeur s'efforce de payer le moins cher possible pour garantir le bon fonctionnement de son entreprise. La flexibilité se fait aux dépens du salarié et de la stabilité de son emploi. Toute la discussion tourne autour du contrat à durée déterminée et du contrat à durée indéterminée. Le débat principal est détourné et occulté : l'individu a été transformé en un objet malléable. Parce que la parole n'est pas prise en compte, le sujet a disparu. Tout se réduit au quantitatif. Dans le monde du quantitatif dominé par le calcul comptable, le sujet est devenu un obstacle qu'il faut détourner.

Au-delà de l'emploi, le problème du travail et de son sens

Le jeune a encore l'avenir devant lui. Travailler ne peut pas consister simplement à occuper un emploi pour survivre ou pour gagner le plus d'argent possible. Entrer dans une entreprise, c'est aussi occuper une place dans une société de production, qui ne peut s'enfermer dans la répétition pour produire des objets standard. C'est la part de chacun dans la création collective, qui est en jeu. Or, comment pourrait-il y avoir création si la parole est négligée et si l'investissement du sujet est absent ? Les jeunes sont en train de tirer la sonnette d'alarme : ils ne veulent pas d'un monde où le travail se trouve réduit à l'emploi parce que la parole n'a plus sa place dans la production effectuée ou le service rendu.

L'affrontement dans la rue pour faire entendre la Parole

Il y a, dans la manifestation des jeunes, quelque chose d'instinctif. Ils sont dans la rue pour montrer qu'ils existent, qu'ils sont des sujets à part entière. Leur présence ici est l'affirmation de la Parole oubliée. Cette Parole qui permet à chacun d'exister. Le bruit qu'ils font a pour fonction de nous ouvrir l'oreille car si la Parole n'a plus droit de cité, c'est que nous sommes enfermés dans la surdité. Certains penseront qu'il y a, dans la manifestation, de la dissonance, qui empêche d'entendre. Sans doute ne connaissent-ils pas le conte arabe : Le roi et le chanteur célèbre. Un roi était désireux d'entendre la parole d'un derviche pour progresser en intelligence. Convoqué à la Cour, le derviche vient chaque matin mais sans intervenir, laissant le roi dans son attente impatiente. Et puis, Daud, un chanteur célèbre, arrive dans la ville. Alerté, le derviche appelle le roi et lui demande de revêtir comme lui la tenue d'un mendiant. Les voilà partis, incognitos, pour une petite manifestation : ils frappent à la porte du chanteur qui ne les reconnaît pas et lui demandent d'exercer sa voix à leur profit en choisissant une de ses plus belles complaintes. Sans ménagement, Daud leur ferme la porte et remonte en bougonnant dans sa chambre du premier étage. Alors nos deux mendiants s'installent sous sa fenêtre et le derviche se met à imiter une des plus belles chansons de l'artiste célèbre. Le roi est ébloui par le talent de son maître, mais il n'a pas perçu les légères fausses notes qui émaillaient la complainte du derviche. N'en pouvant plus, Daud ouvre sa fenêtre et, prenant sa voix des plus grands jours, invente sur le champ un de ses plus beaux concerts. Commençant par faire résonner le faux, le derviche avait ouvert l'oreille du roi pour lui faire entendre un chant parfaitement juste. Comprenant la leçon du derviche, le souverain en a fait aussitôt son premier conseiller pour l'aider à entendre la vraie parole de ses sujets.

Une violence qui pose problème

Pour beaucoup d'observateurs, la fausse note qui pose problème dans les manifestations, ce sont les multiples incidents qui viennent troubler le bon déroulement du parcours. La colère instinctive ne se laisse pas enfermer dans la bonne ordonnance souhaitée par les organisateurs. Elle a besoin de déborder pour exprimer sa différence, laissant les observateurs dans une forme d'incompréhension. Ils ne comprennent pas la nature de la parole, oubliant qu'elle est au départ une violence, qui n'a pas encore trouvé ses mots.

La ruse de la raison qui asphyxie la parole

Il faut bien revenir à la raison et les forces de sécurité sont là pour exprimer cette exigence fondamentale. C'est un passage nécessaire pour les jeunes comme pour les organisations elles-mêmes. Il faut le temps de la réflexion pour s'arrimer les uns et les autres aux principes qui font l'universel et dégager un terrain d'entente commune. Mais chacun a tendance à tirer la raison à son profit. Vouloir avoir raison, à tout prix, même de bonne foi, peut être l'expression d'une toute-puissance. La raison devient alors une ruse pour asphyxier la parole imprévisible. Au nom du primat de l'universel, les responsables institutionnels, politiques, employeurs et responsables syndicaux ont tendance à oublier que la raison n'est pas le dernier moment du parcours pour atteindre la vérité. Elle doit finir par laisser la place à la Parole qui permet au sujet de s'exprimer et de se constituer sur un socle d'absolu, qui échappe à l'emprise de l'autre. Les mythes sont toujours là pour défendre le temps ultime de la Parole. De son côté, le mythe de La capture de la toison d'or met en scène un roi, défenseur de la raison, et Jason lui-même, accompagné de sa troupe de " manifestants ", qui aspire à dépasser la raison pour atteindre la Parole de la Vérité. Grâce à la complicité de l'amour, qui donne tout son sens à la vie, c'est Jason qui aura le dernier mot, à condition qu'il sache s'affronter au risque de la mort, inhérent à la Parole. Un tel détail, qui renferme peut-être l'essentiel, nous inciterait à penser que la peur maladive de la mort est à l'origine de la peur et du rejet de la Parole. Sans doute avons-nous besoin de sécurité, mais il ne faut pas oublier que la sécurité contient en germe la mort de la Parole.

Le surplus de sens de la fin des manifestations

En dépit des incidents de parcours, les manifestations de jeunes révèlent souvent une belle unanimité qui satisfait la plupart des participants. Mais, comme la raison, une telle unanimité est trompeuse car elle tend à voiler la différence de la Parole. Aussi laisse-t-elle insatisfaits les plus déterminés, qui cherchent l'affrontement comme s'ils voulaient créer l'espace de l'entre-deux et du dialogue. Il est vrai que nous sommes ici en pleine ambiguïté car l'affrontement est proche du chaos et les casseurs professionnels sont prêts à utiliser la recherche de surplus de sens pour enfermer la violence sur elle-même et la faire dériver dans le non sens.

La recherche d'un espace de confrontation dans l'entreprise ou la réhabilitation du travail

En suivant pas à pas le cheminement de la parole des jeunes dans les manifestations, nous découvrons qu'ils aspirent à un espace de confrontation non seulement dans la rue mais aussi dans l'entreprise où ils vont passer la moitié de leur existence. Il y va de la réhabilitation du travail car c'est la Parole qui fait passer de l'emploi (marchandise) au travail créateur. L'emploi-marchandise est un travail d'où la parole est exclue. Le mythe de la chute dans la Genèse nous met en garde contre un amour sans parole. Par extension, dans sa visée universelle d'un espace pour l'homme au-delà de toute prétention religieuse, il met en garde la société actuelle contre la tentation de l'immédiateté dans la relation de travail, qui refuse au travailleur la possibilité d'exister comme sujet, en lui refusant l'espace de la parole.

Il est difficile de comprendre que le Premier ministre se soit si profondément piégé lui-même en proposant un contrat où tout semble prévu pour éliminer l'espace de jeu qui permet une relation de travail entre deux sujets de parole. Il n'est pas étonnant que le droit du travail, à cette occasion, prenne un sérieux coup de griffe. La flexibilité qui serait productrice de profit est-elle la valeur suprême qui l'a guidé ? Il est difficile de l'imaginer...

Quoi qu'il en soit, c'est lui qui a encore les clefs pour sauver la situation, à condition qu'il reconnaisse sa maladresse, en renonçant à son texte. Il pourra ainsi ouvrir un nouveau débat où les jeunes et les partenaires sociaux seront présents pour pouvoir faire une nouvelle proposition, où la parole retrouvera sa place essentielle.

Lyon, le 19 mars

Mohamed Diab, psychologue clinicien
Etienne Duval, sociologue

 

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