La révélation d'Oedipe

au-delà de la psychanalyse



Oaedipe et Antigone de Camille Bellenger

 

La révélation d'Oedipe au-delà de la psychanalyse

Freud avec la psychanalyse n'a retenu qu'une partie du mythe d'Œdipe et Antigone. L'histoire qui nous est présentée est, en même temps, plus riche et plus complexe. Ici nous ne pensons pas faire une exégèse complète du texte. Mais, en toute modestie, nous essayons de donner une place originale à l'épisode du Sphinx et au parcours d'Antigone avec son père.

Œdipe ou l'homme à la recherche de lui-même

Œdipe a les pieds enflés comme le pèlerin au terme d'un long parcours. Il est en recherche, en recherche de soi-même. On pourrait dire qu'il est l'homme qui marche comme Socrate ou Jésus lui-même, comme chacun d'entre nous en quête de son propre secret. En tant que personnage mythique, il a pourtant cette particularité de traverser les siècles à grandes enjambées : il est dans le temps et hors du temps, le héros d'un récit et l'interprète de ce récit.

La violence incontrôlée : les hommes se tuent de père en fils

Ce qui frappe au départ, c'est que la violence est là dès la naissance. Laïos et la reine Jocaste n'arrivent pas à avoir de descendance : angoissés, ils envoient un messager à Delphes pour interroger le fameux oracle. S'adressant au roi, celui-là annonce : " Il te naîtra un fils et, avec lui, le malheur s'abattra sur ton palais. Tu mourras toi-même de sa main. " Aussi lorsque Jocaste met au monde un garçon, Laïos ne veut pas le voir et ordonne à un vieux berger de le conduire sur la montagne et de l'exposer aux bêtes sauvages. Le vieux berger pense à l'agneau qui sort du ventre de sa mère : comment pourrait-il lui donner la mort ? Alors une idée salutaire surgit de sa tête : il conduira l'enfant dans la ville de Corinthe. Ici, le roi, privé d'héritier, s'attache au bébé et finit par l'adopter.

Bien des années passeront. Œdipe grandit et, vers l'âge de 20 ans, il apprend qu'il n'est peut-être pas le fils de son père. Dans l'angoisse, le doute le pousse à interroger, à son tour, l'oracle de Delphes : " Fuis ton père, lui dit-il. Si tu le rencontres, tu le tueras toi-même et épouseras ta mère ". Comment pourrait-il tuer son père ? Il n'a rien contre lui. Pour détourner un destin aussi funeste, il s'éloigne de Corinthe mais finit par rencontrer un vieillard sur son char avec deux serviteurs ; le vieillard pressé veut l'obliger à dégager le chemin pour lui laisser la place. Or Œdipe a un caractère déjà bien trempé : il ne cède pas, résiste au vieux personnage et finit par tuer les trois passagers. Bien plus tard, il apprendra qu'il vient de tuer Laïos, son propre père.

Le combat mythique contre la mère archaïque

Il est étrange que les hommes en soient arrivés ainsi à s'entretuer. Or, en pleine réflexion, notre héros apprend que la ville de Thèbes, toute proche, est menacée par un Sphinx. Il a une tête de femme, un corps de lion et deux ailes enracinées sur son dos. Sa spécialité consiste à poser une énigme aux passants. Mais, comme ils sont impuissants à répondre, il les précipite dans l'abîme. C'est ainsi que, chaque jour, la ville perd un de ses habitants. Oedipe, interpellé, sent qu'il y va de son propre sort et du sort de l'humanité. Il doit affronter le redoutable passeur. Jusqu'ici les hommes ont été bloqués par leur ignorance. C'est par un surplus d'intelligence que la voie peut être ouverte. Comme si subitement il avait épousé la connaissance, le héros se présente au questionneur. L'examinateur l'interroge : " Le matin, il a une tête et quatre jambes. A midi, il n'en a que deux. Et, le soir, il en a trois. Plus il a de jambes et moins il a de forces ". La réponse arrive, aussitôt la question posée : " il s'agit de l'homme. Au matin de sa vie, il marche à quatre pattes. A midi, c'est-à-dire à l'âge adulte, il marche droit sur ses deux jambes, et au soir de sa vie, il a besoin d'un bâton pour étayer sa faiblesse. Ce bâton, c'est sa troisième jambe. " Tu as résolu l'énigme, hurle le Sphinx ", et il se précipite dans l'abîme ".

Œdipe qui sait ce qu'est l'homme peut passer et avec lui toute l'humanité. En fait, ce petit épisode ne fait que nous renvoyer à une histoire mythique beaucoup plus ancienne, au moment où les humains ont réussi à se dégager de la toute-puissance de la mère dévoratrice, représentée par le Sphinx. Le récit comme le pèlerinage renvoie aux origines. Mais si, un jour et ce jour c'est encore aujourd'hui, la femme sous le manteau de la mère dévoratrice, a laissé la place à l'homme masculin, elle n'a fait qu'ouvrir un autre porte à une nouvelle violence.

La femme perd sa place et l'homme (masculin) vit dans la toute-puissance

En se dégageant de la mère dévoratrice, les hommes finissent par se dégager de la femme et du féminin. Livrés à eux-mêmes, ils entrent alors, à leur tour, dans la toute-puissance. Et c'est ainsi que la violence masculine se déchaîne et que les hommes se tuent de père en fils. En fait, la mère dévoratrice n'a pas complètement disparu. C'est pourquoi l'homme continue à se marier avec sa mère, comme Œdipe avec Jocaste. Mais la femme-mère vit sous la domination de l'homme et n'arrive pas à trouver sa place de femme, à égalité avec lui.

Il n'est pas étonnant qu'une telle structure perturbe la vie sociale et politique. Le texte dit que la peste s'abat sur le pays. Les guerres se multiplient : " la mort fait des ravages dans toutes les demeures, des familles entières sont décimées et une grande anxiété s'empare de ceux qui espèrent encore survivre. Même le bétail dans les prés se faire rare ". La respiration des peuples comme celle des individus finit par s'étioler, tout simplement parce qu'il n'existe pas d'espace de respiration entre l'homme et la femme.

La révélation que l'homme est aveuglé par sa toute-puissance

Oedipe ne comprend pas ce qui se passe. C'est pourquoi il n'hésite pas à envoyer Créon, le frère de sa femme, à Delphes. Aussitôt le message arrive : " Le meurtrier du roi Laïos est dans les murs de Thèbes. Tant qu'il ne sera pas puni, le royaume ne sera pas débarrassé de la peste ". Œdipe qui a été choisi comme roi, il y a déjà longtemps, après son combat contre le Sphinx, est loin d'être clairvoyant. Aussi appelle-t-il un aveugle, Tirésias, le prophète, pour lui révéler l'invisible. Tirésias n'ose pas dire ce qu'il voit. Fortement réprimandé par le roi, il finit par avouer : " Tu veux connaître la vérité ? Eh bien, je vais te le dire. Tu as toi-même tué Laïos et tu as épousé ta propre mère ". Œdipe n'a rien vu. Il finit par comprendre que la toute-puissance l'aveugle, comme elle aveugle les autres hommes. Aussi abandonne-t-il le pouvoir à Créon, se déchargeant ainsi de la cause de son aveuglement et, pour faire bonne mesure, il se crève les yeux pour retrouver la vision intérieure qui lui manque.

Œdipe comprend qu'il faut donner sa place à la femme

Le héros comprend alors qu'il est nécessaire de redonner sa véritable place à la femme. Puisque Jocaste est morte, c'est sa fille Antigone qu'il révélera à elle-même pour qu'elle réponde à la question fondamentale de l'homme. Appuyé sur un bâton, il s'en va vers la mort. Antigone l'accompagne. L'amour paternel se conjugue avec l'amour filial. Œdipe n'a plus peur de la mort. Il sait maintenant que cette peur est à l'origine de toutes les dérives de l'homme et qu'il n'y a d'autres voies que l'amour. En réalité, l'amour finit par transcender la mort elle-même : amour conjugal, amour paternel ou maternel, amour filial, amour fraternel. Dans le bosquet des Erinyes, Œdipe, habillé de vêtements neufs, peut retrouver la paix dans la mort elle-même. Et il appartient maintenant à Antigone de révéler à l'homme son propre secret.

Le combat de la femme contre la toute-puissance de l'homme

Victimes de leur propre toute-puissance, les deux frères d'Antigone, Etéocle et Polynice, finissent par s'entretuer. Mais Polynice, considéré comme le véritable perturbateur n'a pas droit aux funérailles. Créon, le nouveau roi, menace de mort toute personne qui contreviendrait à un tel interdit. Pour Antigone, en raison de son amour fraternel, il est de son devoir de transgresser un tel interdit. Pendant la nuit, elle vient discrètement pour honorer son frère mais les gardes finissent par découvrir son forfait. Créon la condamne alors à être enterrée vivante. Menée sur le lieu de son supplice, avant que la sentence ne soit exécutée, elle se pend avec son voile de femme. Aux yeux de tous et surtout du roi, elle révèle que la femme est enterrée vivante simplement parce qu'elle est femme. Et cela parce que l'homme est enfermé dans sa toute-puissance d'homme. Aujourd'hui encore, Antigone crie qu'il n'y a de solution que dans l'amour, plus fort que la mort. Mais l'amour n'est possible que si l'homme renonce à sa propre toute-puissance.

Etienne Duval

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