Le piège de la rationalité

et le retour à la raison



Le big bang ou la grande explosion du partage de la création

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Le piège de la rationalité et le retour à la raison

Nous avons abordé le problème de la rationalité en étudiant le texte mythique sur la lutte de Jacob avec Dieu. Acculé à sortir du mensonge, Jacob se met en position de recherche de la vérité. Mais des obstacles se présentent et lui donnent l'impression de lutter contre un inconnu, qui se révèle être Dieu Lui-même. Paralysée, la vérité finit par prendre le pas sur l'autorité. Elle n'en a pourtant pas fini avec le balisage de sa voie car la toute-puissance la menace. L'homme prend conscience qu'il n'est pas Dieu et qu'il ne peut se servir de Dieu : comme un boiteux, il doit faire une place à tout ce qui n'est pas lui, à tout ce qu'il y a d'Autre dans le monde. A cette condition, il peut se construire comme sujet et recevoir la lumière nécessaire au fonctionnement de la raison. Et à terme, à l'horizon du chemin vers la vérité, se profile un monde où le partage généralisé produit la multiplication et donne naissance à la véritable richesse.

1. Nous nous appuyons sur une raison qui marginalise à notre insu
Nous croyons être maîtres de notre action et parvenir à un monde plus humain. Mais nous avons oublié de nous interroger sur l'outil principal que nous utilisons. Je veux parler de la raison elle-même. Or cet outil n'est pas sûr et semble miné de l'intérieur. Si nous observons ses résultats, nous constatons qu'elle marginalise à notre insu. Les riches ne peuvent prospérer sans engendrer une grande pauvreté et laisser sur le bord du chemin des mendiants, des hommes et des femmes qui ont faim et soif. Les pays les plus prospères condamnent les autres à la misère ou tout au moins à un développement hasardeux et très ralenti. A un autre niveau, ce sont les femmes qui sont mises à l'écart pour un plus grand bénéfice des hommes. Que dire encore des étrangers ? Ils servent constamment de boucs émissaires pour expliquer les difficultés des nations qui les accueillent avec le plus en plus de réticence ? Et finalement les travailleurs eux-mêmes, qui produisent la richesse, sont mis au ban de l'économie, pour être progressivement remplacés par des machines. L'homme cède peu à peu la place à la finance et à la technologie : si nous n'y prenons garde, il deviendra un déchet qu'il faudra faire disparaître. Comment en sommes-nous arrivés à une telle contradiction ? Beaucoup dénoncent à juste titre le système économique. En fait, comme nous l'avons souligné dès le départ, le mal est déjà à la racine, dans la raison qui construit des systèmes inhumains. Et c'est à ce niveau qu'il convient d'exercer notre vigilance, comme l'avaient bien vu, à leur époque, les philosophes des Lumières. Mais peut-être la raison sur laquelle ils se sont installés, n'est-elle pas la véritable raison dont nous avons cruellement besoin aujourd'hui.

Un des indices de la situation critique dans laquelle la raison nous a installés est la marginalisation de la mort elle-même. Alors qu'elle est appelée à jouer avec la vie pour le plus grand bien des humains, nous l'avons progressivement retirée du jeu parce qu'elle nous fait peur. Au lieu d'en faire une alliée, nous en avons fait une implacable ennemie, à tel point que la médecine, en toute bonne conscience, fait tout ce qu'elle peut pour l'écarter. Il semble de plus en plus évident qu'un monde qui refuse la mort ne peut conduire à la vie.

2. Comment nous avons perdu la raison
Alors que nous nous réclamons sans cesse de la raison et que nous voulons à tout prix avoir raison, nous avons, en réalité, perdu la raison, sans même nous en rendre compte.

La perte du symbolique et des grands équilibres
La raison, comme le réel lui-même, est bâti sur un jeu de contraires, qui constitue l'ordre symbolique, devant permettre d'assurer, dans la dynamique de la vie, une place à chaque être et à chaque élément du monde. Les couples de contraires sont multiples : intérieur / extérieur, même / autre, individu / groupe, passé / avenir, mort / vie, féminin /masculin, immanence / transcendance… Si je le jeu se manifeste à l'intérieur de chaque couple, il se développe aussi entre les couples eux-mêmes, à tel point que la dynamique d'ensemble est toujours en changement pour favoriser les grands équilibres. Or nous constatons que les jeux se font mal et que les grands équilibres sont en partie rompus. Le symbolique semble fortement perturbé.

Une raison toute-puissante qui a rompu ses limites
Le mythe du sacrifice d'Abraham nous a fait comprendre que le grand égarement de l'homme est dans la toute-puissance ; c'est elle qu'il faut sacrifier et non pas les hommes eux-mêmes. Or, après avoir conquis ses lettres de noblesse, la raison a pris des ailes qui l'ont rapprochée du soleil et lui ont fait croire qu'elle pouvait s'approprier le monde. C'est pourquoi dans le mythe de la lutte de Jacob, la raison devient boiteuse et ne peut fonctionner comme si tout lui était possible. Elle acquiert la maturité lorsqu'elle prend conscience de ses limites. Ici encore nous sommes dans une jeu symbolique et nous ne pouvons dépasser les limites de la raison qu'en commençant par les accepter. En se libérant légitimement d'une autorité insupportable, elle semble ne pas savoir vraiment comment entrer dans le jeu des limites et de leur dépassement.

La confusion entre vérité et idéologie
Dans l'Idéologie allemande, Marx a attiré notre attention sur l'obstacle que constitue l'idéologie dans la recherche de la vérité. Nous vivons dans un milieu défini, dans un rapport particulier aux structures économiques, sociales et culturelles, qui nous font appliquer à l'ensemble de la société des critères de vérité sur lesquels nous vivons, mais qui n'ont rien d'universels. Nous confondons vérité et idéologie. Sortant d'une campagne électorale, nous avons pu constater sans peine comment la vérité des uns devenait erreur ou mensonge pour les autres.

La séparation entre le dire et le faire et l'écartement du sujet
Les grandes sagesses ont bien montré qu'on ne pouvait rechercher la vérité sans la mettre en pratique : Marx disait tout simplement qu'elle était nécessairement liée à une praxis. Il est important en effet de conformer sa vie à la parole de vérité énoncée pour les autres. Or, aujourd'hui, plus que dans bien d'autres périodes, le dire et le faire ne vont pas de pair. Le sujet qui se construit normalement dans la recherche de la vérité au sens plein du terme, a de la difficulté à émerger, à tel point que la lumière permettant à la raison de fonctionner se transforme en obscurité ; dans le mythe de Jacob, Dieu avait fait comprendre au chercheur de vérité que la lumière nécessaire à sa progression jaillissait du sujet lui-même en pleine construction.

La non écoute de la parole de la femme
C'est avec beaucoup de brio que Chahrazade, dans les Mille et Une Nuits, parle de la non écoute, par l'homme, de la parole de la femme. Elle en montre le mécanisme et l'importance radicale car elle a pour projet de guérir l'homme dont l'oreille est fermée pour remettre la société sur ses pieds. Quelle est donc cette parole de la femme que l'homme ne veut pas entendre ? La psychanalyse suggère qu'il s'agit de l'impuissance (au moins relative) de l'homme. De son côté, le texte de la chute, dans la Bible, n'est pas très loin d'un tel constat. Il est bâti en effet sur une tentation de la toute-puissance, qui affecte aussi bien la femme que l'homme. Mais la femme saura plus facilement tirer son épingle du jeu puisque c'est à elle qu'il appartiendra de marcher sur la tête du tentateur. Il est probable, aujourd'hui encore, que l'écoute de la parole de la femme peut amener l'homme à accepter son impuissance pour pouvoir la dépasser.

Le grand partage oublié
Depuis longtemps, les textes mythiques semblent avoir mis l'accent sur le grand partage qui doit conduire l'humanité à son épanouissement. Il est inscrit dans la vie elle-même, qui multiplie les cellules en les partageant. Et, au sein du christianisme, la multiplication des pains est posée comme un signe pour les temps futurs. Malheureusement, l'homme pense fermement aujourd'hui que le partage va conduire à son appauvrissement. Alors que la richesse est au bout de l'impasse, l'homme moderne s'obstine à ne pas vouloir partager et risque ainsi de s'enfermer dans une crise à long terme.

3. La nécessaire élaboration d'un projet global de vie, qui se définirait par la recherche de la vérité
Si le texte sur la lutte de Jacob avec Dieu définit un projet pour Israël, il n'en reste pas moins un texte mythique qui a une portée universelle. Israël est un simple précurseur qui ouvre la voie à toute l'humanité. Or il apparaît que la mission de l'homme est de rechercher la vérité à condition que le dire ne soit pas séparé du faire et que le spirituel ne soit pas délié du matériel. Dans ce cas, la raison retrouve une place centrale en s'incarnant dans la recherche de la vérité. Dépouillée de l'abstraction qui la fait tourner en rond, elle trouvera, dans l'axe concret ainsi défini, la vision qui lui permettra de fonctionner efficacement.

Une recherche de la vérité qui ne part pas de principes mais se définit par un jeu des contraires
Nous avons coutume de partir de principes pour définir le chemin de la vérité. En opérant ainsi nous ne faisons qu'ouvrir la voie à l'idéologie, c'est-à-dire à une vision très partielle de la vérité. En réalité la raison, comme le réel lui-même, est bâti sur un ordre symbolique, qui pousse à faire fleurir la vraie connaissance, dans toute son amplitude, en jouant avec les contraires :
- Immanence / Transcendance (qui n'implique pas nécessairement la reconnaissance d'un Dieu particulier)
- Mort / Vie
- Ouverture / Limite
- Passé / Avenir
- Inconscient / Conscient
- Intérieur / Extérieur
- Même / Autre
- Féminin / Masculin
- …
Le jeu des contraires entraîne dans une grande dynamique et une grande fécondité car il est fondé sur le partage qui multiplie.

C'est grâce à la recherche de la vérité que se construit le sujet
Dans le mythe de Jacob, la construction du sujet est intimement liée à la recherche de la vérité. En effet le nouveau nom qui définit l'identité du lutteur souligne son combat pour le vrai. Et il apparaît, comme nous l'avons déjà souligné, que la fidélité à un tel combat apportera la lumière (ou la vision) nécessaire au fonctionnement de la raison.

La recherche de la vérité n'a de sens que si elle conduit au grand partage qui multiplie
Si nous revenons, une fois encore, au mythe de la lutte de Jacob avec Dieu, nous constatons que le récit se termine par la bénédiction. Or, la bénédiction, dans le contexte d'une succession, dit le bon partage, orientant ainsi dans la dynamique d'une nouvelle vie qui se construit en partageant. Ici, la vérité ne fait que rejoindre la vie en son fondement : elle est soumission au partage inscrit dans la Vie elle-même.

Etienne Duval

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