Le récit de la chute dans la Bible
ou la violence fondatrice de l'homme




Adam et Eve chassés du Paradis - La Trinité

http://monnier.jeanpierre.free.fr/regard/baptistere/baptistere10.htm


La violence est présente dès l'origine. Le récit de la chute nous explique qu'elle est constitutive de l'homme. Encore faut-il faire un long travail de défrichage et d'interprétation pour dépasser les apparences trompeuses et recueillir ainsi l'enseignement du texte. C'est pourquoi nous pénétrerons progressivement dans les couches successives qui le constituent, allant de la structure du récit à l'interprétation. Le lecteur se trouve en face d'un paysage, qui a son relief et qui est éclairé par une succession d'images ; elles sont autant de lumières qui font apparaître les différents contrastes des bosses et des creux, des couleurs allant du blanc au noir ou du bleu au vert. Comme le mineur qui s'enfonce dans les entrailles de la terre, le chercheur doit entrer dans les labyrinthes du texte avec une lampe sur le front et cette lampe à reflets multiples, ce sont les images qui la façonnent, à chaque instant. Il y a aussi une signalétique, plus ou moins précise, constituée par les différentes paroles qui émaillent le texte : elle oblige à se dégager de l'imaginaire, pourtant nécessaire à un moment donné, pour trouver un chemin vers le sens. Ainsi, la structure du récit, les images, les paroles nous offriront une série de balises que nous préciserons mais sans nous y attarder. L'essentiel du travail sera autour de l'interprétation, que nous déclinerons à deux niveaux pour atteindre ce noyau de violence que nous cherchons sans cesse à écarter, tellement il paraît scandaleux. L'inconscient le tient soigneusement caché ; il faudra tenter de le faire apparaître à la lumière.

 

Le récit de la chute

Le serpent était le plus rusé de tous les animaux des champs
Que Yahvé avait faits.
Il dit à la femme : "Alors Dieu a dit :
Vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin ?"
La femme répondit au serpent :
"Nous pouvons manger du fruit des arbres du jardin.
Mais du fruit qui est au milieu du jardin, Dieu a dit :
Vous n'en mangerez pas, vous n'y toucherez pas, sous peine de mort."
Le serpent répliqua à la femme :
"Pas du tout ! Vous ne mourrez pas !
Mais Dieu sait que le jour où vous en mangerez,
Vos yeux s'ouvriront et vous serez comme des dieux,
Qui connaissant le bien et le mal."
La femme vit que l'arbre était bon à manger et séduisant à voir,
Et qu'il était, cet arbre, désirable pour acquérir le discernement.
Elle prit de son fruit et mangea.
Elle en donna aussi à son mari,
Qui était avec elle, et il mangea.
Alors leurs yeux à tous deux s'ouvrirent
Et ils connurent qu'ils étaient nus ;
Ils cousirent des feuilles de figuier et se firent des pagnes.

Ils entendirent le pas de Yahvé Dieu,
Qui se promenait dans le jardin à la brise du jour,
Et l'homme et la femme se cachèrent devant Yahvé Dieu
Parmi les arbres du jardin.
Yahvé Dieu appela l'homme : "Où es-tu ?" dit-il.
"J'ai entendu ton pas dans le jardin, répondit l'homme :
J'ai eu peur parce que je suis nu et je me suis caché."
Il reprit : "Et qui t'a appris que tu étais nu ?
Tu as donc mangé de l'arbre dont je t'avais défendu de manger !"
L'homme répondit : "C'est la femme que tu as mise auprès de moi
Qui m'a donné de l'arbre et j'ai mangé !"
Yahvé Dieu dit à la femme : "Qu'as-tu fait là ?"
Et la femme répondit : "C'est le serpent
Qui m'a séduite et j'ai mangé."

Alors Yahvé Dieu dit au serpent : Parce que tu as fait cela,
Maudit sois-tu entre tous les bestiaux
Et toutes les bêtes sauvages.
Tu marcheras sur ton ventre
Et tu mangeras de la terre tous les jours de ta vie.
Je mettrai une hostilité entre toi et la femme, entre ton lignage et le sien.
Il t'écrasera la tête et tu l'atteindra au talon."

A la femme il dit : "Je multiplierai les peines de tes grossesses,
Dans la peine, tu enfanteras des fils.
Ta convoitise te poussera vers ton mari
Et lui dominera sur toi."

A l'homme il dit : "Parce que tu as écouté la voix de la femme
Et que tu as mangé de l'arbre dont je t'avais interdit de manger,
Maudit soit le sol à cause de toi !
A force de peine tu en tireras subsistance
Tous les jours de ta vie.
Il produira pour toi épines et chardons
Et tu mangeras l'herbe des champs.
A la sueur de ton visage, tu mangeras ton pain,
Jusqu'à ce que tu retournes au sol, puisque tu en fus tiré.
Car tu es glaise et tu retourneras à la glaise."

L'homme appela sa femme "Ève",
Parce qu'elle fut la mère de tous les vivants.
Yahvé fit à l'homme et à sa femme des tuniques de peau et les en vêtit.
Puis Yahvé Dieu dit : "Voilà que l'homme est devenu comme l'un de nous,
Pour connaître le bien et le mal !
Qu'il n'étende pas maintenant la main,
Ne cueille aussi de l'arbre de vie,
N'en mange et ne vive pour toujours !"
Et Yahvé Dieu le renvoya du jardin d'Eden
Pour cultiver le sol d'où il avait été tiré.
Il bannit l'homme et il posta devant le jardin d'Eden les chérubins
Et la flamme du glaive fulgurant
Pour garder le chemin de l'arbre de vie.
(Bible de Jérusalem, Genèse, 3, 1-24)


La structure du récit

Orang-outang - mutation

http://www.geocities.com/salazam/graphics.htm

 

La structure du récit

1. Un interdit
Adam et Ève ne doivent pas manger du fruit qui est au milieu du jardin.

2. Le mensonge
Le serpent prétend qu'il ne faut pas tenir compte de l'interdit. Il est au contraire nécessaire de ne pas en tenir compte car le fruit donne la connaissance.

3. L'évitement de l'interdit
Ève mange du fruit défendu et invite Adam à manger à son tour.

4. Les yeux s'ouvrent
Ils découvrent qu'ils sont nus et se font des pagnes. Leur conscience élargit son champ.

5. Adam et Ève se sentent coupables
Ils se cachent devant Dieu et avouent leur forfait. La conscience morale apparaît et se développe.

6. Le serpent menteur est maudit
Il est condamné à manger de la terre et il sera en opposition avec la femme : son lignage lui écrasera la tête mais il finira par l'atteindre au talon.

7. D'apparentes malédictions
- Des grossesses difficiles
- Une domination de l'homme sur la femme
- Un travail difficile pour subsister
- La perspective de la mort

8. Les tuniques de peau
Dieu revêt la femme et l'homme de tuniques de peau

9. Le bannissement
L'homme et la femme sont chassés du jardin d'Eden.

Cette structure révèle une mutation radicale dans la vie de l'homme. C'est un seuil qui est passé sans que nous puissions dire encore s'il s'agit d'une progression ou d'une régression. En tout cas, ce passage s'accompagne d'une conscience et d'une responsabilité accrues.

 

L'éclairage du texte par les images

 

http://www.francaise-bio-energetique.com/traumatisme-neuro-ling.htm

 

L'éclairage du texte par les images

1. Un jardin
La terre est comme un jardin

2. Une femme et un homme
L'homme et la femme sont en pleine évolution

3. Un arbre au milieu du jardin
La vie, peut-être le sexe de l'homme

4. Un fruit désirable mais interdit
Le sexe et au-delà du sexe, la connaissance…

5. Le serpent tentateur qui pousse à manger le fruit défendu
Celui qui est à l'origine, l'instinct primaire…

6. Ève qui mange du fruit et en donne à Adam
L'acte sexuel ?

7. Les pagnes confectionnés avec des feuilles de figuier
Émergence de la différenciation sexuelle

8. Le pas de Dieu
Pas à référer à passage

9. Le serpent condamné à manger de la terre
Le serpent remis à sa place

10. Les grossesses difficiles
Expression de la violence…

11. Les épines et les chardons, la sueur
Idem

12. Le retour à la glaise, présentée comme une condamnation à mort
L'homme qui doit assumer sa propre mort

13. Les tuniques de peau
L'animal tué ou le dépassement de l'animalité par l'individuation

14. L'homme et la femme chassés du paradis
Ouverture vers un nouveau destin

L'ensemble des images révèle un traumatisme enfoui dans l'inconscient, une blessure toujours ouverte, un conflit entre le désir de vie et les exigences de Yahvé. Il y a l'idée d'une faute, qui paraît transformer toute l'histoire de l'homme.


La signalétique ou les paroles du texte

Fra-Angelico - Le jugement dernier (qui renvoie au premier jugement)

http://catholique-rouen.cef.fr/publier/news.php3

 

La signalétique ou les paroles du texte

1. Une question du serpent
Alors Dieu a dit : Vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin ?

2. Un interdit
Nous pouvons manger du fruit des arbres du jardin. Mais du fruit qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : Vous n'en mangerez pas, vous n'y toucherez pas, sous peine de mort.

3. L'évitement de l'interdit doit apporter la connaissance
Pas du tout ! Vous ne mourrez pas ! Mais Dieu sait que le jour où vous en mangerez, vos yeux s'ouvriront et vous serez comme des dieux qui connaissent le bien et le mal.

4. Dieu cherche l'homme
Où es-tu ?
J'ai entendu ton pas dans le jardin, répondit l'homme ; j'ai eu peur parce que je suis nu et je me suis caché.

5. L'interrogatoire et l'aveu
Et qui t'a appris que tu étais nu ? Tu as donc mangé de l'arbre dont je t'avais défendu de manger !
(Adam) C'est la femme qui est auprès de moi qui m'a donné de l'arbre et j'ai mangé !
(Ève) C'est le serpent qui m'a séduite et j'ai mangé !

6. La malédiction du serpent
Parce que tu as fait cela, maudit sois-tu entre tous les bestiaux, et toutes les bêtes sauvages. Tu marcheras sur ton ventre et tu mangeras de la terre tous les jours de ta vie. Je mettrai une hostilité entre toi et la femme, entre ton lignage et le sien. Il t'écrasera la tête et tu l'atteindras au talon.

7. Des sanctions pour la femme et pour l'homme
(A la femme) Je multiplierai les peines de tes grossesses, dans la peine, tu enfanteras des fils. Ta convoitise te poussera vers ton mari et lui dominera sur toi.
(A l'homme) Parce que tu as écouté la voix de la femme et que tu as mangé de l'arbre dont je t'avais interdit de manger, maudit soit le sol à cause de toi ! A force de peine, tu en tireras subsistance tous les jours de ta vie. Il produira pour toi épines et chardons et tu mangeras l'herbe des champ. A la sueur de ton visage, tu mangeras ton pain, jusqu'à ce que tu retournes au sol, puisque tu en fus tiré. Car tu es glaise et tu retourneras à la glaise.

8. La mise à distance de l'arbre de vie
Voilà que l'homme est devenu comme l'un de nous, pour connaître le bien et le mal ! Qu'il n'étende maintenant la main, ne cueille aussi de l'arbre de vie, n'en mange et ne vive pour toujours.

Après avoir écarté l'interdit, l'homme est en procès devant Dieu comme si, maintenant, sa responsabilité était engagée et comme s'il était appelé à rendre compte de ses actes devant son Juge suprême. Le procès n'est pas d'abord le signe d'une malédiction mais plutôt le soulignement d'une promotion dans la position de l'homme face à Dieu, même si l'être humain est désormais passible de sanctions.
Mais ce procès sans cesse à reprendre révèle une opposition radicale entre Yahvé, qui cherche à faire évoluer l'homme, et le serpent, figure de l'esprit du mal, qui semble s'efforcer de bloquer cette évolution.

 

Premier niveau d'interprétation : le saut de l'humanité

La création de l'homme - Monastère de Saint Antoine le Grand

http://ortradio.free.fr/ressources-orthodoxes.htm

 

Premier niveau d'interprétation : le saut de l'humanité

 

Adam et Ève sont en pleine transformation. Ils sont dans un passage, dans une sorte de mutation. Pour le moment, ils ne se sentent pas très différents des animaux qui les entourent. Comme eux, ils vivent dans la nudité et leur corps est à l'image du jardin, qui leur offre l'hospitalité.

La prise de conscience d'un changement dans le domaine de la sexualité

Depuis quelque temps déjà, ils perçoivent en eux une parole intérieure, parole violente qui les contraint et qui a la forme d'un interdit : ils ne doivent pas toucher au fruit de l'arbre qui est au milieu du jardin, sous peine de mort. Cet arbre, c'est leur propre sexe, planté au milieu du corps. En fait ils commencent à sentir une attirance l'un pour l'autre. Mais ils ont un problème de conscience. L'interdit se fait en eux de plus en plus menaçant. Ils ne peuvent pas faire l'amour comme l'ont toujours fait les animaux, comme l'ont fait leurs parents et peut-être leurs frères et leurs sœurs.

L'archaïque résiste

Or, celui qu'on appelle le serpent, c'est-à-dire l'instinct vital le plus archaïque veut les remettre sur la bonne route. Il faut faire l'amour comme on l'a toujours fait. C'est lui qui donne la connaissance, en faisant sortir de l'innocence. C'est ainsi qu'ils peuvent devenir comme des dieux, c'est-à-dire créer à leur tour en donnant naissance à d'autres êtres vivants. L'instinct primaire est tourné vers le passé, il s'enferme dans la répétition et ne sait pas que quelque chose est sur le point de changer chez Adam et Ève. Ils ne sont plus des animaux comme les autres. L'interdit est là pour creuser le désir sexuel. Il veut mettre du dit, c'est-à-dire de la parole, entre les deux partenaires. Il fait violence pour inscrire la distance nécessaire entre le désir et sa réalisation.


L'évitement de l'interdit

Le combat intérieur est ouvert entre l'instinct et l'interdit. L'instinct primaire ignore que l'homme est en train de naître avec la parole. Il ne raisonne pas. Il a ses propres armes. Ce sont les images attirantes qui excitent le désir. Ève ne peut plus résister, elle cède aux images, s'approche d'Adam qu'elle attire près d'elle. Ils font l'amour sans parole, sans distance, comme l'ont toujours fait les animaux.

La séparation des sexes, qui donne naissance au désir sexuel humain

Et pourtant, l'interdit qui est violence mais déjà parole, ne disparaît pas pour autant. Il continue à fonctionner. Après l'acte d'amour, il ouvre la conscience, sépare les sexes en développant la pudeur. Adam se sent homme, Ève se sent femme. La forme de leur sexe peut les unir. Mais elle les sépare aussi en faisant apparaître la différenciation sexuelle. Leur nudité qui leur rappelle sans cesse cette différence devient insupportable. Avec des feuilles de figuier, ils se font des pagnes pour la cacher. C'est aussi une manière de maintenir la distance entre eux pour éviter que la sexualité n'envahisse toute leur existence. Peu à peu le désir sexuel primaire devient un désir sexuel humain.

Une culpabilité, qui révèle l'avènement de l'homme

L'interdit poursuit son travail, en introduisant une faille dans la conscience, qui fait naître la culpabilité. Pour signifier qu'ils sont en marche pour faire leur passage, le texte dit qu'Adam et Ève entendent le pas de Dieu, qui se promène dans le jardin. Et pour bien souligner qu'ils ont changé de position, il montre Yahvé en train de les chercher ; il appelle Adam en lui disant : "Où es-tu ?" La conscience est incertaine : l'homme se sent dépassé par le changement qui s'opère en lui. Il ne sait plus vraiment où il est. Pourquoi est-il maintenant gêné par sa nudité, alors qu'il a vécu jusqu'ici dans l'innocence ? Bien plus, dans la faille creusée en sa conscience, un espace d'incertitude s'est installé. Il sent que sa responsabilité est engagée dans le choix entre le bien et le mal mais il ne sait pas encore quelle est sa marge de liberté ; est-il vraiment coupable ? Il entre dans la complexité : les culpabilités sont partagées et elles le sont d'autant plus que ses propres choix ne sont pas clairs.

La tentation vient de ce qu'il y a de plus animal en l'homme

Il faut aller plus loin encore. La violence présente dans l'interdit continue son œuvre de séparation et de clarification. Elle doit introduire de l'ordre et remet l'instinct primaire à sa place. Ce n'est plus à lui de régler le comportement d'Ève et d'Adam. Il est là pour rattacher l'homme à la terre et à l'animalité, mais il doit laisser place à la poussée d'humanité. Ève qui porte la vie parce qu'elle porte l'enfant l'atteindra à la tête mais elle ne pourra complètement lui échapper ; il l'atteindra au talon. En fait, il faut du temps pour sortir de la symbiose édénique et passer de l'animalité à l'humanité. L'évolution est faite de convoitises et de dominations, de souffrances et de perpétuels conflits qu'il faudra surmonter par la parole.

Mise en scène de la violence pour séparer de l'animalité et de la nature et faire advenir la parole

Comme nous l'avons déjà souligné, l'interdit vise à mettre de la distance là où régnait l'immédiateté ; il ouvre ainsi l'espace d'une parole possible. Cette distance est nécessaire entre l'homme et la femme pour que se construise entre eux un rapport humain. Le texte suggère qu'elle est également nécessaire entre l'homme pris dans sa généralité et la nature elle-même. L'homme n'est plus vraiment un être de nature. Au départ la violence séparatrice prend la forme d'un travail parfois difficile : "A la sueur de ton visage, tu mangeras ton pain". Le travail est déjà une forme de parole, car, s'il sépare, il met aussi en relation.

Le rédacteur final est dépassé par le texte qu'il met en forme. Il ne le comprend pas vraiment. Il en vient à parler de malédiction sans se rendre compte que l'apparente malédiction est l'expression d'un passage nécessaire pour une mutation. Et, pour lui, la mort, véritable scandale qui outrage la raison, est une punition, comme si elle n'avait jamais existé auparavant. Il ne sait pas qu'Adam et Ève progressent à travers une nouvelle prise de conscience : ils reconnaissent qu'ils sont mortels et peuvent commencer à assumer ainsi la force de mort, qui est en eux. C'est aussi cela le passage de l'animalité à l'humanité, car la mort, manifestation ultime de la violence faite à l'homme et présente en lui, ouvre en vérité l'espace de la parole. La vie naît de la mort parce qu'elle naît de la parole. Autrement dit, l'avenir de l'homme n'est pas dans la biologie et pour passer de la glaise à la parole, il est nécessaire d'affronter la mort, qui introduit la rupture indispensable.
Séparation d'Adam et d'Ève au-delà de la séparation des sexes

D'ailleurs aussitôt le texte en vient à relativiser la mort qui effraie le rédacteur trop proche de la lettre. Il dit que Yahvé fait à l'homme et à la femme des tuniques de peau. Or, pour avoir une tunique de peau, il faut tuer l'animal. Cet habit qui revêt entièrement Adam et Ève, contrairement au pagne qui cachait simplement le sexe, évoque un changement de nature. On passe de la dimension animale qui est mortelle à une dimension spirituelle, qui annonce, semble-t-il, un dépassement de la mort. Cet habit de l'homme lui donne une nouvelle forme, une individualité irréductible, qui va bien au-delà de l'altérité que procure la différenciation sexuelle. Il sépare radicalement les êtres humains, qui sont devenus comme des dieux. Or, c'est en assumant la violence de la force de mort, que l'homme peut revêtir l'habit qui le différencie à tout jamais de l'animal. La conscience humaine vient de faire un bond prodigieux.

Séparation de Dieu et de l'homme, du sacré et du profane

A la fin du mythe, les portes du jardin se referment. Le paradis terrestre fait de symbiose n'est plus adapté à l'être qui vient de naître. Il faut mettre de la distance partout, même entre Dieu et l'homme pour que naisse entre eux une parole d'alliance. A chaque niveau de l'existence humaine, la violence, qui a d'abord pris la forme de l'interdit, creuse le désir pour que naisse la parole et l'amour humain. Il s'agit au départ du désir sexuel, qui rapproche l'homme et la femme, mais, par la suite, le désir se décline sous toutes ses formes : désir d'innocence, désir de jouissance, désir de la nature, désir de l'autre, désir de bonheur, désir de Dieu… C'est toute l'histoire de l'humanité qui est ici en germe. Aujourd'hui encore, l'amour naissant entre l'homme et la femme est l'occasion d'une mutation qui fait passer de l'animalité à l'humanité. Aujourd'hui encore, la fermeture du jardin d'Eden, suprême violence pour l'homme en quête du paradis perdu, est la condition indispensable pour une alliance avec Dieu.

 

Second niveau d'interprétation :

C'est la violence du manque qui donne naissance à l'homme

Arrachement à l'Afrique

http://www.saint-pierre-2002.org/spot/fresque1.htm

 

 

Second niveau d'interprétation : c'est la violence du manque, qui donne naissance à l'homme

 

Le texte de la chute est, de bout en bout, traversé par la violence. Elle est là au moment même où deux individus, mâle et femelle, accèdent à l'humanité. Le lecteur peu habitué à l'interprétation des textes symboliques sera sensible à la situation dramatique qui leur est faite. Mais, en dépit des apparences, un tel drame est aussi leur promotion. La violence s'est glissée au cœur même de la création, sous la forme du manque : elle s'unit au désir pour faire passer des êtres encore incomplets et leur ouvrir un avenir, qui doit les élever au-dessus d'eux-mêmes.

L'interdit et le manque

Progressivement un interdit se manifeste dans la conscience des deux premiers humains. Dans l'hypothèse que nous avons ébauchée, alimentée par une interprétation qui n'exclut pas d'autres interprétations, cet interdit concerne l'acte sexuel. Habituellement, l'instinct animal fonctionne dans l'immédiateté. Ici, une forme de conscience s'ébauche et le retrait s'installe. Le désir ne peut être satisfait : il reste dans l'attente. Le manque fait son apparition sous la forme de l'interdit, qui oblige la conscience elle-même.

L'interdit ouvre un espace à la parole

Le mot interdit lui-même nous livre le sens caché du manque qui est ici imposé : il faut mettre du dit entre la femme et l'homme. Le manque renvoie à la parole encore absente, qu'il faut faire advenir. C'est au cœur de l'amour lui-même, que l'être humain doit prendre sa source en faisant une place à la parole. L'amour ne sort pas de l'animalité s'il n'est pas parlé. L'interdit est une sorte de subterfuge pour que l'énergie du désir s'allie à l'énergie du manque et donne ainsi naissance à la parole porteuse de spiritualité. Les individus deviennent des êtres humains lorsqu'ils engendrent la parole au moment même où ils engendrent une descendance.

L'interdit est fait pour être transgressé

L'interdit inscrit l'homme dans l'attente, mais il ne peut bloquer le désir. Il est là pour le temps du passage. La faute d'Ève et d'Adam n'est pas dans la transgression de l'interdit : elle est dans leur refus d'assumer l'attente pour que naisse entre eux une parole d'amour. S'agit-il d'une faute au sens où nous l'entendons ? Cela reste mystérieux. En tout cas, il est possible d'émettre l'hypothèse que leur échec a été le levier, qui les a fait passer au-delà d'eux-mêmes, comme s'il était le rappel de l'interdit.

De toute façon, l'interdit est fait pour être transgressé. Mais le mot transgresser ne signifie pas renoncer ou refuser ; il veut dire traverser. Il faut traverser l'interdit en l'assumant pour lui donner toute son efficacité. Il faut passer à travers l'interdit pour accéder à un plus d'humanité. Ici, l'échec a fini par remplacer la transgression salutaire.

Le manque est porteur d'une violence extrême mais il doit être intégré sous peine de mort

Le manque, en l'homme, est la graine qui porte la violence. C'est en tout cas ce qu'exprime clairement le mythe scandinave du Loup Fenrir. Enfant d'Angerboda et de Loki, Fenrir était un loup monstrueux. Au fil des années, il devint de plus en plus gros et se montrait très agressif envers les dieux. Seul Tyr osait l'approcher pour lui apporter sa nourriture. Aussi les dieux craintifs décidèrent-ils de l'attacher, mais l'animal se défaisait sans peine des liens qu'on lui imposait. Les attaches étaient de plus en plus solides et pourtant elles ne pouvaient résister à la force incroyable de l'animal. Désespérés, les êtres divins s'adressèrent aux elfes pour leur demander de fabriquer une chaîne que personne ne pourrait briser. Mélangeant six éléments introuvables, les elfes firent un lien qui ressemblait à un ruban de soie très fin et très souple. Simulant un jeu, les dieux proposèrent au loup de l'attacher à nouveau. Le flair de Fenrir ne se laissa pas abuser ; il demanda à un dieu de mettre une main dans sa gueule pendant l'épreuve, comme gage de sa délivrance promise. Tyr, toujours bienveillant, se prêta à son exigence. Mais l'opération terminée, la bête ne put rompre le lien et les êtres divins ne tinrent pas leur promesse. Aussi Fenrir n'hésita-t-il pas à trancher la main du dieu Tyr. En devenant manchot, il devenait la figure de l'homme, c'est-à-dire de celui qui manque ; en latin, le mot mancus, qui veut dire manchot, a donné naissance au mot manque. La violence meurtrière du loup inscrivait sa marque fondatrice dans l'être nouveau qu'il contribuait à faire apparaître. Elle avait réussi à se dissimuler sous les traits du manque.

Le texte de la chute, dans la Bible, relate l'instauration du manque chez deux êtres, sans doute encore proches de l'animalité. C'est à ce moment là précisément qu'ils franchissent le pas de l'humanité. Or, ici, la violence est partout : dans l'interdit qu'ils semblent incapables de respecter, dans le procès qui les fait comparaître devant Dieu, dans l'accusation et la condamnation, qui les confrontent à une existence difficile. Elle est encore plus éclatante dans le bannissement du jardin d'Eden et le glaive fulgurant des chérubins, qui doivent garder le chemin de l'arbre de vie. Au moment même où ils accèdent à une dimension d'humanité, Adam et Ève se trouvent placés en face de la mort. Le texte est volontairement ambigu : il dit la condition de l'homme mortel que chacun doit assumer pour faire de la force de mort une force de vie et il exprime, en même temps, la menace qui pèse sur les êtres humains s'ils veulent échapper au manque. Comme dans le mythe scandinave, le rédacteur de la Bible a tendance à situer l'homme, à son origine, du côté des êtres divins et son humanisation apparaît alors comme une chute où le manque prend toute son ampleur. Ce n'est pourtant pas cette tendance, qui prévaut dans le mythe de la création, où Yahvé façonne le premier être humain à partir de la glaise. C'est pourquoi nous laissons délibérément l'interprétation fonctionner dans le cadre d'une mutation et d'une constante évolution.

La blessure du manque et la culpabilité

L'instauration du manque chez l'homme laisse la trace d'un arrachement, d'un traumatisme, d'une blessure, à peine refermée et toujours prête à secréter de la souffrance. Dans le secret de son inconscient, l'homme porte le souvenir confus et douloureux de ses origines. Les images qui le hantent sont celles d'un jardin édénique et d'un bannissement brutal, comme si l'être humain, tout à coup, était devenu étranger à lui-même, à tel point que Yahvé lui demande où il est. L'homme ne sait plus où il est lui-même. Une brisure s'est installée dans son être profond, comme le souvenir mal défini d'une faute, mais cette brisure est aussi le lieu d'où émerge la conscience. Il prend conscience qu'il est faillible, qu'il lui manque fondamentalement quelque chose, qu'il n'est pas vraiment soi-même. Mais l'idée du manque et de la faute toujours possible engage sa responsabilité face à un avenir à construire, fait de choix et de décisions multiples. A travers le manque qui laisse filtrer la conscience, la culpabilité s'engouffre pour donner naissance à la conscience morale.

Le manque fait vivre le désir et le structure

Peu à peu le panorama de la création s'éclaire. L'homme vit son manque comme une blessure et un arrachement. Or le manque est inscrit dans un ensemble. Enfermé sur lui-même, il est porteur de mort. Mais lié au désir, il devient porteur de vie. L'instauration du manque dit le primat du désir et de la vie. Tout, dans cet être nouveau qu'est l'homme, est fait de paradoxes où les contraires s'allient pour donner toute sa chance à l'élan de la création. Le désir a besoin du manque pour renaître à chaque instant. Le manque est le temps de sa gestation et de son renouvellement. Il le structure de l'intérieur pour l'empêcher de mourir. En lui imposant le rythme de la vie, il lui permet tout simplement de respirer.

Le manque est fait pour être dépassé

Dans le mythe que nous étudions, le danger pour l'homme est de regarder vers le passé pour tenter de revenir au paradis perdu. Il ne ferait ainsi que revenir en arrière et tourner en rond. Si l'homme est chassé du jardin d'Eden, c'est pour s'engager dans une autre voie qui le mènera au-delà de ce qu'il a perdu. Sous l'habit trompeur de la menace, Yahvé le prépare à être son partenaire dans une alliance que l'apprentissage de la parole va rendre possible. Si je m'engage dans le manque qu'est la pauvreté, ce n'est pas pour devenir riche : c'est au contraire pour découvrir une autre richesse et un autre trésor. Le manque n'est pas fait pour être comblé, il est d'abord fait pour être dépassé, pour ouvrir la porte d'un au-delà. Il faut chuter de l'arbre du passé, qui porte une connaissance dé-passée, pour goûter plus tard au fruit de l'arbre de la Vie. Dans l'optique de la Bible, le manque est là pour creuser le désir et le hisser jusqu'au désir de l'autre et de Dieu Lui-même.

C'est la parole qui permet le dépassement en disant le manque de l'autre

Le manque est porteur de l'autre, comme une matrice qui l'enveloppe et le fait vivre. Il est la place du pauvre, de l'étranger, de celui que je ne connais pas et qui doit advenir. En nommant Ève, la parole d'Adam la fait exister, à distance de lui-même. En même temps elle permet un dépassement, car elle dit indirectement le manque de l'Autre, qui est l'au-delà du désir. Yahvé, en effet, se manifeste aussitôt pour donner à chacun une tunique de peau, qui vient souligner une individualité porteuse d'altérité.

Au cours du procès imposé par Dieu, il est curieux de découvrir la parole en train de naître : chacun dit comment l'autre a manqué. Et si Dieu lui-même a manqué c'est parce que le serpent faisait écran. Cette parole encore balbutiante est un appel pour que les uns et les autres trouvent leur place, sous le regard vigilant du juge suprême, appelé à jouer le rôle de Tiers.

Ainsi la parole ne semble être rien d'autre que l'émergence du manque qui se dit lui-même, permettant ainsi au sujet de trouver sa place et de se constituer dans son rapport à l'autre.

A travers le manque, la violence fonde notre humanité

Nous sommes passés du manque à la parole, la parole ayant essentiellement pour fonction de dire et de souligner le manque de l'autre pour qu'une relation puisse s'engager. Or derrière le manque, il y a la violence du Dieu créateur, la violence meurtrière de Fenrir et sans doute la force de mort que l'acte de création a lié au désir, sous la forme du manque, pour lui permettre d'exister et de se développer. Le mythe, qui s'exprime aussi à travers les contes, nous dit que l'arbre de vie a deux branches : celle de droite porte des fruits magnifiques alors que celle de gauche donne naissance à des fruits empoisonnés, qui peuvent provoquer la mort. Mais si, par malheur, quelqu'un s'aventurait à couper la branche de gauche, ce serait l'arbre de vie tout entier qui serait détruit. C'est une image pour nous révéler que la violence, considérée comme force de mort, est au cœur de la vie elle-même et qu'elle fonde notre humanité car elle est aussi au cœur de la parole.

 

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