Traverser la crise en passant de l'individu au sujet
La crise actuelle affecte directement notre système économique. Mais plus fondamentalement c'est l'homme lui-même qui est concerné. L'habit que les siècles passés ont confectionné pour lui est désormais démodé. Il est devenu trop petit parce que l'être humain a grandi. En fait, parler d'habit c'est s'attacher à la représentation. Or, ici, il ne s'agit pas simplement de représentation et d'apparence. Le cœur de l'homme lui-même aspire à s'ouvrir comme un bouton de rose pour faire advenir le sujet, un être arque bouté sur une histoire collective et projeté, en même temps, vers un destin personnel dont lui seul a la responsabilité.
Sortir de la confusion entre individu et sujet
Le système libéral s'est construit sur le primat de l'individu
; l'individu est apparu comme une victoire sur l'enfermement des communautés
et des corporations. Il semblait porteur de liberté et ouvrait un espace
nouveau pour les conquêtes économiques et scientifiques à
venir. Mais l'expérience a montré qu'il introduisait des morcellements
et de terribles inégalités. Ainsi de nouvelles pauvretés
se sont développées dans des marges qui se sont élargies,
et des esclavages encore inédits sont aujourd'hui porteurs de souffrances
et de destructions jadis insoupçonnables. A l'origine de tels déséquilibres,
il y a eu la confusion entre l'individu et le sujet, vecteur des libertés
fondamentales. Sans doute le sujet est-il un individu limité dans l'espace
par un corps. Mais il est en même temps un être social ouvert à
toute l'humanité : à toutes les femmes comme à tous les
hommes. Il se déploie dans l'unité entre deux composantes paradoxales
de son être en devenir.
Vivre dans la tension entre communauté et société
Dans notre sphère culturelle, en libérant l'individu, les hommes
ont refoulé la dimension communautaire. La communauté rattachait
aux racines et aux traditions du passé : il convenait de s'en détacher
pour donner tout son élan à une société ouverte
sur l'universel. C'était elle qui devait devenir la matrice nouvelle
d'un homme nouveau. Mais la société avait un fardeau trop lourd
à porter et la communauté refoulée est revenue à
la charge avec l'arrivée de nouvelles populations, originaires du Maghreb
et de l'Afrique. Les nouveaux habitants se présentaient avec le trésor
de leurs racines sans lesquelles ils ne pouvaient s'épanouir. Mais la
société d'accueil ne pouvait tolérer que resurgissent,
à son insu et contre sa volonté, des communautés qui lui
rappelaient les archaïsmes du passé. En France en particulier, elle
a mené le combat pour la libération de populations, à son
goût, trop arriérées. Or, en voulant les libérer,
elle les a enchaînées, les empêchant de s'intégrer
dans la culture française. Elle n'a pas compris que le sujet en devenir
a besoin, en même temps, de la communauté qui le rattache à
ses racines particulières et de la société qui l'ouvre
à plus d'universalité.
Passer de la violence à la parole
Dans un tel contexte, la violence est devenue, en Occident, un véritable
épouvantail auquel il fallait à tout prix résister pour
défendre la civilisation. Les Occidentaux oubliaient ainsi qu'ils avaient
été les auteurs des pires violences que la terre ait connues.
Mais peut-être cherchaient-ils aussi à se défendre contre
le retour d'un monstre qu'ils avaient bien connu et qu'ils projetaient sur les
migrants envahisseurs. En fait ils méprisaient les mythes, qui donnaient
sa juste place à la violence et oubliaient qu'ils révélaient
les structures de notre inconscient et les soubassements nécessaires
de toute culture. Ce sont pourtant ces mythes rejetés qui ont donné
naissance à la raison. Pour eux, la violence est constitutive de l'homme
parce qu'elle introduit la séparation indispensable et donne naissance
à la parole créatrice. Sans la violence qui réagit contre
l'inégalité des rapports de force sous-jacents aux rapports sociaux,
comment serait-il possible de donner leur place aux négociations porteuses
de progrès pour les groupes particuliers et l'humanité tout entière
? Ici encore le sujet est dans l'entre-deux : entre la violence et la parole.
C'est lui qui est le garant du nécessaire passage de la première
à la seconde. Il ne s'agit pas de nier la violence mais d'opérer
constamment sa transformation en parole.
Ne pas séparer connaissance et création
La culture a longtemps considéré la connaissance comme le terme
ultime de toute activité humaine. Le désir de connaître
apparaissait porteur de tous les autres désirs. L'Université française,
et c'est aussi sa gloire, est encore aujourd'hui le témoin d'une telle
conception. Sans doute a-t-elle en partie raison, mais elle en vient ainsi à
déconsidérer la pratique créatrice. Et c'est dans l'espace
qu'elle a laissé vacant que les Grandes Écoles ont trouvé
leur juste place. Nous vivons aujourd'hui dans une dichotomie, qui contribue
à nourrir le penchant schizophrénique de notre civilisation. Contrairement
à ce que beaucoup pensent aujourd'hui, le sujet n'est pas tout entier
du côté de la connaissance : il est une fois encore dans l'entre-deux,
entre connaissance et création. Et c'est d'ailleurs la création
qui donne sens à la connaissance comme l'avait fortement suggéré
Marx lui-même, en évoquant la praxis.
Passer du collectif au réseau
Devant les soubresauts de la crise, les partis de gauche veulent réhabiliter
le collectif. L'intention est louable, mais elle est manifestement en décalage
avec l'évolution actuelle. Si c'est bien la constitution du sujet qui
définit la modernité, il devient nécessaire d'en prendre
acte et de faire en sorte que les sujets interagissent entre eux et donc entrent
en réseau pour trouver leur pleine dimension dans un surcroît d'intelligence
et de créativité. Selon une telle perspective, internet est devenu
un outil de choix indispensable mais il n'est pas le seul même s'il est
devenu un activateur de tous les autres réseaux. A ce niveau, l'optimisme
doit être en partie tempéré car un problème extrêmement
important commence à se poser : celui de la régulation des réseaux.
Il ne pourra trouver sa solution sans l'ouverture au politique, qui pourrait
découvrir ici une nouvelle place et de nouvelles méthodes, susceptibles
de le transformer radicalement.
Lier l'économique et le social
Une des dichotomies qui affectent le plus le comportement des Français
est celle qui oppose l'économique et le social. Elle se traduit depuis
longtemps par l'opposition entre la gauche et la droite. Or une telle dichotomie
contrarie fortement l'émergence du sujet dont la fonction est de séparer
et de lier en même temps. Pour lui, l'économique doit interagir
avec le social et vice versa. C'est probablement là que se situe la nouvelle
pratique révolutionnaire, celle qui doit faire passer la société
à un autre niveau pour la transformer radicalement. Les choix extrêmes,
qu'ils soient de droite ou de gauche, ne peuvent contribuer qu'à accroître
l'hémiplégie dont nous souffrons et écarteler le sujet
qui s'apprête pourtant à trouver sa place.
S'ouvrir à l'interculturel et au métissage
Nous avons la chance en France d'être le réceptacle de plusieurs
cultures : culture occidentale, culture maghrébine, culture africaine…
Nous commencions à tourner en rond dans un modèle où l'autre
n'était plus présent. Or l'autre est là tout près
de nous et attend à notre porte pour que nous l'accueillions dans notre
maison. C'est une aubaine inespérée car comment pourrions-nous
devenir des sujets à part entière sans nous ouvrir à lui
et à sa culture ? Et comment l'étranger pourrait-il trouver sa
place en France s'il est obligé de sacrifier ses racines culturelles
? La pulsion du sujet naissant semble nous contraindre à faire jouer
les individus et les cultures ensemble pour obtenir un nouveau métissage,
une œuvre d'art aux multiples couleurs.
Unir politique et poésie
Le sujet a une âme est c'est la poésie qui la porte en lui permettant
de s'épanouir dans l'esthétique. Aussi, dans un monde où
il cherche sa place, n'y a-t-il plus art d'un côté et politique
de l'autre. Comme l'ont montré les récents événements
de Guadeloupe et de Martinique, la poésie est appelée à
inspirer les pratiques de la cité et des peuples, pour ouvrir la voie
à de nouveaux destins. Elle est là comme l'assurance que la violence
va être constructive en trouvant un débouché dans la parole
partagée de la négociation.
De la création à la production du sujet
Ainsi le politique est appelé à devenir un des lieux privilégiés
de la création. Mais il n'est pas le seul : il en va de même pour
toutes les pratiques humaines. Un nouvel espace dialectique est en train de
naître : le surgissement du sujet pousse à la création dans
tous les domaines et la création devient le terreau où le même
sujet va pouvoir se développer. Bien plus, en devenant sujet créateur,
l'homme en vient à participer à la création du monde et
donc aussi à la production des autres sujets, qui en est le couronnement.
Etienne Duval