Variations sur le sacrifice
Le mot " sacrifice " évoque des représentations diverses et sans doute aussi des sens différents. Certains mythes lui donnent une place majeure dans la construction de l'homme. Mais, avec le temps, il s'est tellement chargé de souffrances qu'il a suscité le rejet au nom d'une saine conception de l'être humain. Etienne Duval et Yvon Montigné reflètent ces variations sans pour autant être en désaccord sur le fond. Il appartient maintenant à chacun d'entrer dans la dialectique sous-jacente pour alimenter sa propre réflexion.
Le sacrifice ouvre le cœur de l'homme
Pour comprendre ce qu'est le sacrifice, nous allons suivre un jeune paysan
chinois, qui s'en va en pèlerinage pour réfléchir sur le
sens de la vie humaine. Ce conte m'a été transmis, il y a de nombreuses
années déjà, par un étudiant chinois.
La voie vers la vérité
Chen a une vingtaine d'années. Son père est mort à la
tâche. Comme lui, il travaille un à deux hectares de terre que
lui a confiés un propriétaire local. Désormais il vit seul
avec sa mère. Leur vie est précaire. Porté à la
réflexion, il se demande s'il faut entrer en répétition
et continuer l'existence routinière de ses parents et de ses ancêtres,
depuis de nombreuses générations. Pourquoi n'irait-il pas consulter
le dieu de l'Ouest dont le temple est en Inde, à la frontière
de la Chine ? En dépit des réticences de sa mère, il décide
d'entreprendre un pèlerinage de neuf mois, juste le temps nécessaire
pour une nouvelle naissance.
La voie vers la vérité implique la question
Sa décision est motivée par une question. Apparemment le monde
est bien organisé : les saisons se succèdent, apportant l'eau
et la chaleur nécessaires pour faire pousser les récoltes. Mais
pourquoi doit-il travailler à temps complet sans pouvoir gagner sa vie
? Une des lois qui rythment la vie des humains ne doit pas être respectée.
Il veut savoir ce qu'il en est exactement. Il posera sa question au dieu de
l'Ouest et déjà son esprit qui s'ouvre se met au travail au cours
de ses longues marches de la journée et même pendant la nuit lorsque
le sommeil s'échappe.
La question fait naître d'autres questions
Chen marche depuis quarante-cinq jours. Maintenant, la fatigue lui impose un
temps de repos. Une femme lui ouvre sa maison pour qu'il puisse refaire ses
forces. Elle a une fille qui disparaît dès que l'étranger
lui sourit et cherche à engager la conversation. Après tout peu
importe : Chen parlera avec la mère après le repas du soir. Ou
plutôt c'est elle qui l'interroge : quel est son projet et le but de son
pèlerinage ? Il s'exprime sans détour. Alors la femme prend un
ton grave et le charge de porter sa propre question au dieu de l'Inde. Elle
a une fille belle et intelligente, mais cette beauté aux yeux rayonnants
de charme ne parle pas ; d'où vient une telle anomalie ? La mère
sait depuis toujours que cette fille n'est pas née muette.
Quarante-cinq jours plus tard, Chen demande l'hospitalité à un
paysan dont la demeure est belle et confortable. Mais le maître des lieux
a aussi ses problèmes. Il possède un champ d'orangers : chaque
année les arbres fleurissent abondamment mais les fleurs s'étiolent
et jamais un fruit n'est arrivé à maturité. Il faut aussi
évoquer ce problème auprès du dieu de l'Ouest.
A la fin de l'étape suivante, notre pèlerin se trouve en face
d'un fleuve qui sépare la Chine et l'Inde. Déjà il se demande
comment il pourra le traverser lorsqu'un dragon curieux se présente à
lui : que fait-il, où va-t-il ? Une fois encore la conversation s'engage
et Chen se trouve chargé d'une nouvelle question : " Pourquoi le
dragon n'arrive-t-il pas à s'élever alors qu'il pratique la vertu
depuis mille ans ? " En échange de son service, le dragon se baisse
pour que le pèlerin monte sur son dos et il le transporte de l'autre
côté du fleuve.
Le sacrifice de sa propre question pour faire place aux
questions des autres
Peu de temps après la traversée du fleuve, Chen aperçoit
le temple du dieu de l'Ouest. A peine arrivé, un beau vieillard à
la barbe blanche s'approche et lui demande quel est l'objet de sa visite. Le
pèlerin égrène les quatre questions : la sienne et celles
de ses hôtes. Le vieillard l'arrête : pour entrer dans la dynamique
divine, il faut un nombre impair de questions. Il est donc nécessaire
d'en sacrifier une. Hésitant, inquiet, Chen demande le temps de la nuit
pour opérer le sacrifice indispensable. A trois heures du matin, la solution
est trouvée : le pèlerin sacrifiera sa propre question. Au lever
du jour, il confie donc au vieillard les trois questions récoltées
pendant son voyage. Les réponses sont transmises dans l'heure qui suit.
Il ne reste plus qu'à s'engager sur le chemin du retour pour les porter
aux hôtes intéressés.
La voie de la vérité conduit au partage
Comme on va le voir, les réponses font apparaître un décalage
entre la loi de la vie, qui est le partage, et la pratique des hommes qui s'enferment
dans l'appropriation.
Pour pouvoir s'élever, le dragon doit enlever la perle qu'il porte sur
le front comme signe de sa richesse et marque de ses privilèges. Lorsqu'il
la détache, il prend son envol et entre dans le partage en confiant la
perle abandonnée au jeune paysan chinois. De son côté, le
propriétaire des orangers apprend que ses richesses ne peuvent prospérer
parce qu'il a enfoui des sacs d'or et d'argent sous sa citerne, les enfermant
dans la terre au lieu de les faire fructifier. Lorsqu'il les enlève,
les orangers sont arrosés de l'eau de la vie et les arbres se chargent
de fruits. Engagé dans la loi du partage, en sortant de l'appropriation,
le propriétaire confie la moitié de son or et de son argent au
pèlerin bienheureux. Il en va de même pour la fille retenue par
une mère possessive : elle parlera lorsqu'elle se détachera de
l'enclos familial et deviendra amoureuse d'un jeune homme. Sentant aussitôt
que l'étreinte se détend, la jeune fille demande quel est l'homme
séduisant qui a pénétré dans la maison. Sa question
vient de l'ouvrir à la parole et la parole fait naître l'amour.
Un mariage est rapidement célébré et Chen repart dans son
village avec une perle, des sacs d'or et d'argent, et une femme qui fera la
joie de toute sa vie.
Le partage implique le manque
Le partage multiplie les richesses matérielles et spirituelles, mais
il n'est possible que si j'accepte de manquer. Le plus se conjugue avec le moins
et la multiplication est soumise à la division. C'est par la division
de la cellule que se fait la multiplication de la vie. D'un autre point de vue,
le manque apporte l'oxygène nécessaire à l'existence :
il n'est pas possible d'inspirer sans expirer auparavant. Bien plus, il est
impossible de partager si l'autre n'est pas là. Le rôle essentiel
du manque consiste à faire sa place à l'autre pour que le partage
avec lui soit possible. Ce que je n'ai pas l'autre peut me l'apporter et ce
que l'autre n'a pas peut être en surabondance chez moi.
Le sacrifice pour instaurer le manque et faire vivre le désir
En dehors de toute perspective rituelle et dans la vie quotidienne de tous
les jours, et notamment dans le conte chinois, le sacrifice, comme son étymologie
le suggère, consiste à ouvrir chez soi et en soi l'espace sacré
de l'autre. C'est en ouvrant son cœur à l'autre que l'homme accède
à son humanité ; il sort ainsi de l'appropriation qui l'étouffe
et le referme sur lui-même. La clé d'interprétation du conte
apparaît lorsque Chen accepte de sacrifier sa question pour faire leur
place aux autres et à leur propre interrogation. Elle se dévoile
plus encore dans les réponses du dieu et les nouveaux comportements qu'elles
entraînent.
C'est donc par l'instauration du manque que le sacrifice remet l'homme dans
la loi de la vie. Ce faisant, non seulement il permet le partage mais il fait
vivre le désir pour que le sujet lui-même puisse exister. Sans
manque il n'est pas de désir et, sans désir, il n'est pas de sujet
possible.
Le désir du partage conduit à la lumière
Désormais le jeune homme est heureux : à travers les réponses
apportées aux autres, il a découvert ce qui ne fonctionnait pas
dans sa vie et dans l'existence de ses congénères. La loi du partage
n'est pas respectée. Pour lui donner sa place, il faut sortir de l'appropriation
et ouvrir l'espace sacré de l'autre, en acceptant le sacrifice ; l'homme
pourra ainsi entrer dans le jeu du désir, qui ne peut vivre sans le manque.
Et pourtant Chen ne peut partager son bonheur avec sa mère, qui a perdu
la vue, tant elle a pleuré pendant son absence. Aussi son désir
de partage avec celle qui l'a porté, il y a un peu plus de vingt ans,
est si intense que les yeux finissent par s'ouvrir et que la joie vient inonder
l'existence de la pauvre femme. Le jeune homme était parti en quête
de vérité. Il revient maintenant porteur de lumière parce
que son désir profond l'entraîne vers le partage.
Celui qui refuse le sacrifice s'écarte de la condition
humaine
Au-delà de la mère, il y a aussi tous les paysans qui travaillent durement sans pouvoir gagner leur vie. Si, au moins, la loi de la vie pouvait les aider à sortir de la misère ! Malheureusement, les propriétaires, enfermés dans l'appât du gain et la conquête de nouveaux privilèges, ne veulent rien sacrifier. Refusant ainsi la loi du partage, ils s'écartent de la condition humaine. C'est pourquoi la vie finit par les abandonner, au cours des nuits suivantes.
Etienne Duval
L'aventure sans GPS et la question du sacrifice
J''ai lu le beau conte chinois du jeune homme parti à l'aventure
dans un but personnel précis et qui le réalise au travers de diverses
rencontres d'une manière paradoxale. Il a de la chance. Ce conte m'a
inspiré diverses réflexions concernant les contes et les mythes.
En quoi éclairent-ils nos chemins ? Quel est le sens du renoncement ?
Ou celui du primat donné à l'autre ? Faut-il faire des sacrifices
dans la vie ?
Le mot sacrifice est tellement chargé de sens qu'il vaut mieux savoir
de quoi on parle si on veut éviter de trop faciles amalgames.
Le sacrifice dans les religions anciennes : un acte de privation intéressé
Dans les religions anciennes (et plus rarement aujourd'hui) plusieurs éléments
doivent être rassemblés pour qu'on puisse parler de sacrifice.
C'est un acte rituel célébré par un sacrificateur (progressivement
mandaté et appartenant à une caste spécialisée de
type sacerdotal), au bénéfice d'une personne, d'un groupe social
déterminé, ou de toute la société. Il consiste en
une mise à part souvent par destruction (mise à mort, crémation,
libation) d'un bien (être vivant ou non), répondant souvent à
des critères spécifiques de qualité et chargé par
sa nature ou son statut d'un sens symbolique. Ce bien fait l'objet d'une offrande
aux dieux. La mise hors d'usage est atténuée avec la notion complémentaire
de repas sacré ou " communion ", la part " aliénée
", réservée au dieu, n'étant qu'une partie de la victime
: sang, viscère, etc. Le sacrifice a aussi un sens identitaire et représente
alors une obligation sociale ou personnelle. Il comporte souvent une dimension
commémorative d'un évènement historique ou mythique.
Le sacrifice peut avoir plusieurs " utilités ", mais en a toujours
une, correspondant à certaines conceptions du divin qu'on peut dire aujourd'hui
souvent remises en cause : demande de pardon pour des fautes même rituelles
ou inévitables, prévention d'une menace ou d'un danger (guerre,
épidémie), réussite d'une entreprise (guerre, récolte,
construction, naissance), remerciement pour un bienfait ou un succès.
On le retrouve aujourd'hui dans l'islam (sacrifice du mouton), dans les rites
vaudous ou animistes, et dans les religions de l'Inde (libations).
On discute de savoir si la circoncision, largement répandue dans le monde
d'aujourd'hui, est un sacrifice, son rôle symbolique étant très
prépondérant sur sa part de " retranchement ". Quand
à la combustion d'encens ou de cierges, il serait quelque peu abusif
de parler de sacrifice, même si on y retrouve une partie des significations
du sacrifice.
Certains de ces rites nous font horreur (sacrifice humain, anthropophagie),
d'autres nous posent question.
Une chose est sûre, le sacrifice religieux est un acte rituel de privation
mais intéressé.
La mort du Christ échappe à la notion de
sacrifice
La mort du Christ est un cas particulier qui divise les spécialistes
es-sacrifice.
Au vu des seuls critères rappelés plus haut, ce n'en est pas un,
aucun pour ainsi dire ne s'y retrouvant, à moins de contorsion sur le
sens des mots. Il s'agit pour des pouvoirs en place de se débarrasser
d'un gêneur en ordonnant sa mort à l'issu d'une mascarade de procès.
L'histoire abonde en cas semblables, le plus proche concernant Mani. Les temps
modernes répugnant à la mise à mort, on a plutôt
recours à la mise à l'écart (emprisonnement, bannissement,
promotion, etc.) et autres formes de mise au placard. Mais certaines pseudo
démocraties ont encore recours à l'assassinat plus ou moins déguisé
confiés à des hommes de l'ombre à l'impunité garantie.
On trouve aussi l'assassinat souvent public de héros de nobles causes,
comme Martin Luther King, fomentés par des individus isolés ou
représentatifs d'une fraction plus ou moins importante de la société
et donc plus ou moins absous.
Le Nouveau Testament, à part l'Epitre aux Hébreux, présente
rarement la mort du Christ comme un sacrifice, même si les commentateurs
ont tendance à tirer les textes en ce sens. Ce sont en particulier les
textes relatifs à la Cène réinterprétée à
la lumière des pratiques eucharistiques des premières communautés
: le sacrifice eucharistique. La discussion de ce point dépasse le cadre
de ce blog pour être plus amplement traité (voir possible texte
dans les commentaires). Elle concernerait des analyses de textes et une réflexion
de type théologique sur la signification de la mort du Christ pour le
salut.
Je serais plutôt de l'avis de René Girard qui parle " Des
choses cachées depuis la fondation du Monde " avec des interlocuteurs
qui manient, à vrai dire, un peu trop l'encensoir. Il pense que la symbolique
du sacrifice nous fait passer à côté du sens de l'événement.
Sacrifices d'aujourd'hui : la perte d'un bien pour un
avantage attendu
Les acceptions modernes du mot sont multiples, mais celles qui nous intéressent
comportent toutes la perte d'un bien, ou du moins son éventualité,
pour un avantage attendu pour soi, les autres ou la société. La
démarche est un peu semblable à celle des sacrifices anciens,
mais laïcisée et mécaniste, et souvent dépourvue de
symbolique.
- Calcul purement stratégique dans le sacrifice d'un pion aux échecs
ou dans le sacrifice de l'arrière garde consenti par une armée
aux abois.
- Calcul, introduisant la symbolique du bouc émissaire, dans le sacrifice
d'un ministre face à la colère populaire.
- Renonciation imposée par un gouvernant à ses concitoyens ou
un chef d'entreprise à ses salariés pour redresser une situation
économique. Le résultat est purement comptable.
- Renonciation volontaire pour un résultat logique : renoncer au tabac.
- Renonciation volontaire à caractère symbolique et religieux
demandée aux croyants pendant le Carême ou le Ramadan. Seul ce
dernier cas peut concerner notre réflexion.
Il est cependant des sacrifices interdits comme de brûler ses propres
billets de banque, sans doute incarnations trop proches du divin dans le nouveau
culte de l'argent.
(Se) sacrifier pour autrui
Toute une série d'expressions du sacrifice, peut-être à
partir de l'interprétation sacrificielle de la mort du Christ, impliquent
un sens tout à fait nouveau, incompréhensible pour les religions
anciennes, celles de se sacrifier pour autrui.
- Se sacrifier pour ses enfants, tout sacrifier pour la science, se sacrifier
pour la patrie, avoir l'esprit de sacrifice, c'est renoncer à des avantages
personnels en donnant la priorité à une cause, jusque à
la mise en cause de sa propre vie (héroïsme au combat). Mise en
cause immédiate et chargée de symbolique dans la grève
de la faim, que la cause soit personnelle, familiale ou sociale, pour un bénéfice
personnel ou par solidarité.
- Dans le cas des immolations par le feu des moines bouddhistes lors de la guerre
du Vietnam, c'est la vie même qui est auto sacrifiée, dans une
projection dans le temps qui dépasse la destinée personnelle,
appel tragique à restaurer pour les siens un sens de la vie qui mérite
d'être vécu.
Dépasser la problématique sacrificielle
Utilisé par d'autres pour caractériser le dévouement de
quelqu'un, " se sacrifier a l'inconvénient d'insister sur l'origine
de la démarche en la globalisant par ailleurs d'une manière parfois
outrancière et sans esprit critique, en en faisant une démarche
" christique ".
Utilisé par la personne même " se sacrifier " revient
en priorité sur soi au lieu d'aller vers l'autre, dans une revendication
d'altruisme, lequel n'est guère un produit de beauté ni un produit
d'importation. " Après m'être tant sacrifié pour mes
enfants… " se nuance souvent de rancœur ou de revendication dévoilant
l'autovalorisation, sinon la déification
. L'aventure de l'autre ne se vit pas le regard fixé sur le rétroviseur,
et le GPS n'est guère plus utile en ce cas que le diseur de bonne "
aventure ". La patrie n'a pas été tellement reconnaissante
au maréchal Pétain qui avait pourtant fait, en prenant le pouvoir,
le don de sa vie pour le pays ; et on la comprend.
Le don est don et suppose ouverture, accueil et partage. Il n'est pas sacrificiel,
ni même symbolique. Le sacrifice est trop intéressé, tout
au long de son histoire pour être un critère éthique.
Mythes, contes, théâtre et cinéma
: d'utiles bagages pour l'aventure
Dans le conte du jeune chinois en route vers sa destinée et qui la réalise
en l'oubliant pour les autres, tout est bien qui finit bien. Il en est souvent
ainsi des mythes et des contes, expressions d'une sagesse certes souvent paradoxale
qui se veut pédagogique. Mais dans nos propres vies et dans nos aventures
avec les autres, tout ne finit pas toujours aussi bien. En ce sens, le théâtre,
avec sa dimension tragique, est peut-être plus proche de la vie.
Mythes, contes et théâtre (et cinéma), dans la mesure où
ils nous interrogent et dans cette mesure parfois nous enseignent. Ils sont
d'utiles bagages dans l'aventure. Ils ne sauraient être de sécurisants
GPS.
Yvon Montigné