Vision et raison




Galaxies des antennes

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Vision et raison

Deux dimensions indispensables de l'intelligence, qui trouvent leur équilibre dans l'acte de connaître. Deux points de vue s'expriment ici, sans pour autant se contredire : l'un à partir des mythes, l'autre à dimension plus historique.

Plaidoyer pour la vision

L'acte d'intelligence est en même temps fait d'immédiateté et de détour, de simplicité et de complexité, d'élan et de prise de distance. Parfois, il se manifeste comme une fusée qui éclaire tout l'horizon. D'autres fois, il prend son temps et s'installe dans la durée.

Épiméthée et Prométhée et les deux dimensions de l'intelligence

Pour nous faire comprendre la double démarche de l'intelligence, Platon, dans Protagoras, évoque le mythe d'Épiméthée et Prométhée. Ce sont, pour lui, les deux faces du même homme. Prométhée est du côté de la vision : il est impulsif et imprévisible. Son étymologie parle à sa place. Il voit et comprend avant, plongeant à l'intérieur de lui-même pour qu'émerge l'intuition. Épiméthée s'installe délibérément dans la raison : il évoque la lenteur et le calcul. Il prend tout son temps pour connaître et ne comprend qu'après. Il tourne autour de l'objet, prend de multiples points de vue qu'il essaie d'enchaîner les uns aux autres, s'enfermant parfois dans la méthode. On aurait tort de le sous-estimer car la mise en valeur de la raison est une conquête de la philosophie. Mais le problème, comme dans le mythe, tient au fait que nos deux " personnages " fonctionnent souvent séparément l'un de l'autre, dans une sorte de schizophrénie de l'intelligence.

Sans vision, la raison est infirme

Les dieux n'ont fait qu'ébaucher la création. Ils ont besoin des deux fils de Titans pour la conduire jusqu'à son terme. Travaillant, à l'intérieur de la terre, ils souhaitent que les animaux et les hommes soient pourvus des qualités nécessaires pour les produire à la lumière. Plein de bonne volonté, Épiméthée souhaite en assurer seul la distribution ; il est tellement sûr de ses calculs. Prométhée viendra contrôler, une fois le travail achevé. Un peu à regret, ce dernier, perplexe, accepte les modalités du projet. Besogneux et apparemment efficace, Épiméthée commence par les animaux. Coordonnant l'ensemble, il cherche l'efficacité. Il donne aux uns la force, aux autres la vélocité, confère à certains une grande taille ; la taille est nettement plus petite pour ceux qui volent ou vivent dans les souterrains. Son principe est l'égalité des chances en vue de favoriser la survie. Il distribue encore des fourrures et des carapaces, des griffes ou des sabots. Beaucoup se nourriront d'herbages, de feuilles ou de fruits alors que d'autres recevront des dents très aiguisées pour découper la chair de leurs victimes… Apparemment, le travail est fait à la perfection, mais notre fils de Titan a oublié le principal. Il ne reste plus de qualités pour équiper l'homme qui est nu, déchaussé et désarmé.

Sans raison, la vision s'égare

Prométhée arrive et constate amèrement l'imprévoyance de son frère. C'est à lui maintenant de faire face à la situation. Visionnaire, il est aussi imaginatif. Puisque l'homme est contraint de vivre avec le manque, il va se tourner vers les dieux pour le satisfaire. Pour Épiméthée, le manque était un oubli catastrophique ; pour lui, il est un levier qui fait basculer du côté de la divinité. A deux reprises, il pénètre par effraction dans l'atelier d'Athéna et Héphaïstos pour y dérober le feu et l'art de l'utiliser, pénétré de l'intelligence d'Athéna. Progressivement, l'homme élève des autels et apprend à faire des images des dieux, construisant ainsi une chaîne symbolique qui unit le ciel et la terre et permet d'articuler sons de la voix et parties du discours pour donner naissance à la parole. Mais il faudra l'intervention d'Hermès pour accorder à l'homme le sentiment de l'honneur et du droit, lui conférant ainsi la capacité d'administrer la cité. Pourtant, manquant de la raison, illustrée par Épiméthée, Prométhée manque aussi de mesure. La partie du mythe, qui n'est pas reprise par Platon, dit qu'Héphaïstos l'attache à un rocher, évoquant ainsi les contradictions qui le paralysent. En même temps, sa toute-puissance, tel un aigle gigantesque venu du Caucase, lui ronge le foie, chaque nuit. Pendant de nombreuses années, il faudra qu'il apprenne à recevoir d'un autre sa propre libération.

L'idée qui porte l'hypothèse

Peut-être Socrate et Platon sont-ils comme Prométhée et Épiméthée, mais leur force tient au fait qu'ils n'ont jamais délié la vision de la raison. Platon a toujours voulu s'appuyer sur les étonnantes intuitions de Socrate, à tel point qu'il a donné une place éminente à l'idée, sorte de modèle idéal préexistant à tout raisonnement. Or le terme " idée " vient d'un verbe signifiant voir. Elle permet de saisir dans une seule perception la multiplicité des points de vue et des sensations. Aujourd'hui encore, redescendant sur terre, l'idée a retrouvé toute sa noblesse dans le domaine de la recherche. Sans idée le chercheur est stérile : c'est elle qui féconde la recherche en donnant naissance à l'hypothèse.

L'homme est un être qui se souvient du ciel

Pour Platon, si l'homme a des idées c'est parce qu'il se souvient du ciel. Pour l'exprimer, il a inventé, dans Phèdre, le mythe de l'attelage ailé. L'âme humaine est comparée à un attelage composé d'un cocher et de deux chevaux. Le premier cheval est attiré par le ciel, le second est pressé de rejoindre la terre. En attendant, l'attelage se déplace, le cocher contemplant les réalités supérieures, surtout s'il bénéficie de la compagnie d'un dieu. Mais les forces contradictoires de l'âme finissent par l'entraîner dans une chute sur terre, qui donne naissance de l'homme ; l'âme fait alors exister un corps pour pouvoir vivre dans son nouvel univers. Or, en dépit de la lourdeur des sens, l'homme n'a pas complètement oublié son existence passée. Il est capable de se ressouvenir des réalités supérieures qu'il a jadis contemplées en face, faisant ainsi émerger de son inconscient les idées oubliées. C'est une manière symbolique d'expliquer qu'à la racine de la connaissance, il y a une lumière captée par la vision. Autrement dit, c'est la vision qui fonde la possibilité de la raison et non l'inverse.

Le nécessaire retour au mythe pour éduquer la vision

L'enseignement, depuis longtemps, se donne pour mission de former à la raison. C'est là sa noblesse, sans doute mise, en partie, en échec depuis une quinzaine d'années. Mais l'école a apparemment oublié quelque chose d'essentiel, à savoir l'éducation à la vision. Sans doute l'art et la poésie ne sont-ils pas absents des écoles, mais, sauf dans des spécialités bien précises, leur part reste très limitée. Or, pour former à la vision, nous avons à notre disposition de nombreux textes symboliques et en particulier le mythe qui est au fondement de toutes nos cultures. Comme dans une semence, ensuite jetée en terre, il contient la vision fécondante du symbole. Aussi travailler à l'interprétation des symboles contenus dans le mythe peut-il être une merveilleuse éducation à la vision de la lumière des origines. Bien plus, analyser le mythe dans son ensemble est, en même temps, une formidable formation à la raison, car il nous livre les structures fondamentales qui lui permettent d'exister.

Les accès fulgurants d'intuition créatrice chez Einstein

L'exemple d'Einstein nous fournit un bon exemple de la vision, comme principe de fécondation de la pensée, dans sa dimension créatrice. L'illustre savant n'était pas spécialement brillant au cours de ses études trop centrées sur l'éducation à la raison. Par contre, dans son équipe de recherche, à l'université de Princeton, son intelligence fonctionnait par à coups fulgurants d'intuition créatrice. Sa vision précédait le raisonnement, sans pour autant l'éliminer. Il appartenait alors au professeur Eisenheart de parachever les formules et les équations et d'établir des liens dans le jaillissement saccadé des nouvelles découvertes.

La vision qui porte le sens

Dans le tableau de Nicolas Poussin sur la fuite en Égypte, un ange indique à Joseph la direction à suivre. Être de vision, tourné vers Dieu, il donne à l'homme le sens qui doit guider son action. Dès le début du voyage, dès le départ de toute recherche, la vision stimule la démarche pour atteindre l'Égypte. Faible lueur à l'origine, elle porte le sens jusqu'à le faire apparaître en pleine lumière au terme du pèlerinage de la pensée.

Réunir Épiméthée et Prométhée mais donner la priorité à Prométhée

Nous n'avons pas à choisir entre Épiméthée et Prométhée. Ils sont les deux faces de la même intelligence et doivent se conjuguer dans le même acte de connaître. Mais parce qu'il donne le sens, Prométhée doit avoir la priorité. Épiméthée, voulant exercer le premier rôle, a échoué dans la distribution des qualités aux êtres vivants ; faisant une construction où tout s'emboîte, l'homme ne pouvait avoir sa place. Cette leçon garde encore sa valeur aujourd'hui. La pensée est un jeu entre vision et raison. Sans doute la vision n'est-elle que l'un des deux joueurs. Mais elle est, en même temps, le moteur qui permet au jeu d'exister. Il appartient alors à la raison de lui donner les règles, qui assureront son déroulement dans le temps.

Etienne DUVAL

La raison d'aujourd'hui suffit-elle à faire de nous les sujets d'une pensée vivante ?


De la raison à l'émotion et la passion (XVII-XVIII-XIXè siècles)

Pendant longtemps (depuis le XVIIème siècle en France environ), il y a eu chez les philosophes une sur-valorisation du rationnel par rapport au sensible et à l'émotionnel ; de la conscience sur ce qu'on n'appelait pas encore l'inconscient ; de la volonté en lien avec la liberté. Il relevait de la morale individuelle - s'émancipant progressivement de la foi (collective ?) - de résister par l'intelligence aux préjugés de la foule. Dans ce contexte, l'irrationnel, c'est l'incompréhensible - après avoir été la signature du péché et du chaos et de l'emprise du Diable contre l'ordre divin.

Le Romantisme (tardif en France par rapport aux pays anglo-saxons) entre dans la reconnaissance de ce qui échappe à un premier degré de rationalité : on est fasciné par le fantastique, et plus fondamentalement encore, on reconnaît à l'émotion (au XVIIIème siècle) puis au sentiment, à la passion (au XIXème) une place éminente dans la vie de l'âme et du cœur.

La valorisation de la science et le scientisme au XIXè

C'est pourtant au même moment que naît, croît et embellit la valorisation de la science, terrain d'élection de l'exercice rationnel de l'esprit, qui développe un savoir de plus en plus vaste et diversifié et une efficience concrète qui transforment le monde et la vie des humains.
On a pu montrer que le scientisme du XIXème siècle, pourtant mis à mal par la saignée spectaculaire de la guerre 14-18 et plus encore par les génocides organisés et le bond (saut qualitatif !) des bombes A puis H, avait encore la vie dure de nos jours.

Aujourd'hui recherches scientifiques et innovations technologiques ne sont-elles pas trop confondues ?

En réalité nous vivons plutôt une confusion (juteuse pour certains) … entre recherches scientifiques et innovations technologiques ; les exemples majeurs en sont sans doute l'informatique d'une part, et les techno-sciences biologiques d'autre part. La confirmation de ce jugement pourrait se trouver du côté des choix idéologiques et financiers des États qui privilégient dans l'aveuglement le court terme et la rentabilité (pour qui ?!). Ce qui n'empêche pas le prestige de la Science de venir auréoler l'Économie, ou la Sociologie, ou la Psychologie, ou la Linguistique, dont chaque esprit honnête connaît bien les liens d'intimité avec les idéologies - qui existent encore, je les ai rencontrées !
On pourrait par exemple travailler longtemps sur l'histoire de la psychanalyse : le choc épistémologique qu'elle a représenté, l'élaboration d'une méthode et d'une théorie qui prennent en compte ce qui pourtant reste et fait résistance. Est-elle actuellement digérée ? ou toujours pierre d'achoppement pour toute tentative d'assimilation conformiste ?

L'émergence de l'irrationnel, comme terrain d'élection de toutes les manipulations

Mais l'irrationnel est devenu - ou plutôt redevenu - ou même resté - un terrain d'élection pour toutes les manipulations : sectaires, archaïques, exotiques, téléologiques… Sans aller jusqu'au pire, à travers des faits divers individuels ou collectifs, on constate depuis plusieurs années déjà que l'émotion fait florès : après avoir été ignorée, méprisée, redoutée…, elle a émergé, elle est valorisée, pour être bien sûr immédiatement utilisée et manipulée. La mise en spectacle de la violence, du sexe, de la mort elle-même, jouant sur la fascination et l'horreur, titille et/ou amortit le désir et/ou bien la peur de vivre, livrant des compensations illusoires à des frustrations stériles. Les enfants, puis les adultes y perdent leur enfance, la protection nécessaire des garde-fous temporaires de l'éducation, et ils y perdent aussi la double expérience de leurs limites et de la force inaliénable de leur désir. Or comment vivre, pour soi et avec les autres, à moins d'être confronté à cette tension ?

Le besoin de mobiliser nos ressources de pensée et de vie

Dans une situation où se conjuguent ainsi 1°) une dévalorisation du savoir ouvert au profit de techniques embrigadées, 2°) un clivage mortifère du sujet (entre corps-objet, esprit happé par les technologisme et en perte de l'activité critique, émotion dégoulinante et sentiment convenu), 3°) une manipulation politique de grande envergure qui casse les solidarités, confisque l'Histoire et menace tout avenir, il est urgent de mobiliser toutes nos ressources de pensée et de vie, unies :
- reconnaître nos limites de toutes sortes
- écouter nos doutes qui n'ont rien de pathologique
- accueillir tout ce qui résiste aux modèles dominants : une matrice de l'espoir ?
- repartir à la recherche d'une connaissance plus juste parce que plus englobante et plus radicale : ici et ailleurs, maintenant et plus tard, moi et les autres, etc.…
Par exemple, faire la chasse aux présupposés idéologiques latents en économie, mais aussi en sciences biologiques appliquées à la médecine, à l'agriculture, etc.…

Le retour nécessaire à une formation de base rigoureuse

Pour cela on ne peut faire mieux que de reprendre une formation de base rigoureuse, qui combine 1°) l'apprentissage des connaissances indiscutablement acquises dans les principaux domaines et 2°) celui d'une méthode scientifique à connaître, pratiquer, critiquer sans relâche. Parallèlement, il faut très tôt apprendre à reconnaître, accueillir et prendre en compte ce qui n'est pas expliqué par nos moyens actuels,
par exemple les travaux de chercheurs marginaux : méprisés, moqués, parfois persécutés comme en médecine parallèle, …. avant d'être pillés et exploités par les circuits officiels, au profit du privé de préférence.

Pour une pensée ouverte et vivante, dans la rigueur indispensable

Une pensée vivante, active, ouverte et rigoureuse peut mettre en œuvre toutes les ressources d'une méthode vraiment scientifique, c'est-à-dire qui se connaît et s'applique dans le respect de son objet et les limites de son champ d'investigation, appelé lui-même à s'étendre et de complexifier.
Rien de théoriquement neuf, à l'évidence, mais beaucoup de travail, à contre-courant d'une pratique actuelle à la fois desséchante et molle… entre culte du binaire et complaisance aux illusions. Il y va quand même de l'avenir ! Comment favoriser l'émergence de sujets pensant et vivant leurs vies ensemble, dans leur temps, sur notre planète, en partage avec nos suivants... ?

Marie-Louise FLECKINGER-JAFFRÈS,
Ancienne élève de l'École Normale Supérieure, Agrégée de lettres

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