Le buffle unicorne





L.Albertino

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Le buffle unicorne


Il était une fois un jeune homme qui vivait
En plein milieu de hautes montagnes crevassées,
Là où ne mène qu'un seul sentier mince comme un cordeau.
Il n'avait plus personne au monde.
Aussi vivait-il complètement isolé dans sa petite maison de bambou
Et n'avait que ses deux mains diligentes
Pour vivre en exploitant un petit lopin de maigre rizière.

Un jour, après la moisson, il y eut un marché à la ville.
Il prit deux gerbes de riz et descendit dans la vallée par le petit sentier.

Après avoir vendu son riz,
Il se promena un peu parmi les échoppes des marchands,
Et fut attiré par une jolie petite boutique
Où étaient étalés, sur le comptoir, des pinceaux,
Des petits godets avec des couleurs, des fusains,
Des encres de Chine et un très fin papier de riz.

Le jeune homme fut pris d'une très grande envie
D'essayer lui aussi de peindre quelque chose.
Mais il ne serrait, entre ses doigts que quelques piécettes de monnaie.
Elles ne suffisaient pas à acheter des choses aussi chères !
Mais enfin, il se dit qu'il pourrait acheter ne fût-ce qu'un petit fusain !
Après avoir longtemps hésité, il l'acheta enfin pour l'argent de son riz vendu.
Plein d'impatience, il se hâta de retourner chez lui, avec son trésor.
Là, il arracha à un bananier une grande feuille
Et, assis sur une pierre, il se mit à peindre.
Ce qu'il rêvait depuis longtemps devenait réalité.
Et se sentant triste d'être ainsi toujours tout seul,
Il dessina un buffle au poil gris soyeux
Et aux yeux pleins de sagesse, une seule corne sur le front.

" Toi, mon brave, soupira le jeune homme,
Si tu voulais rester avec moi et m'aider à labourer,
Comme ce serait plus gai !
Etre à deux ! "
Alors il l'accrocha au mur de sa petite chambre.
Puis il sortit et il resta muet de stupeur.
Devant sa porte, se dressait un buffle aux poils gris soyeux
Et aux yeux pleins de sagesse, et avec une seule corne sur le front.
Le garçon se frotta les yeux, se pinça la main pour voir s'il était bien éveillé,
Mais le buffle était bien là,
Et tendait amicalement la tête vers le garçon.
N'en croyant pas ses yeux, le jeune homme rentra précipitamment dans sa chambre
Pour regarder encore le buffle qu'il venait de dessiner.
La feuille était nette, pas la moindre trace de dessin dessus.
Alors le jeune homme comprit que le buffle au poil soyeux et à la seule corne,
Qui se dressait devant sa porte, était ce même buffle qu'il avait dessiné.

Désormais le jeune homme vécut heureux et satisfait
Avec son compagnon, le buffle à une corne.
Le jour, ils travaillaient ensemble à la rizière,
Et, le soir, ils se couchaient ensemble, s'appuyant l'un contre l'autre.

Mais, un jour, un détachement de soldats de l'empereur
Vint en manoeuvres par le petit sentier menant à la maison du jeune homme.
" Voyez-moi ça, quel drôle de buffle, avec une seule corne !
S'exclama l'un des soldats.
Il doit avoir de la très bonne viande.
Notre empereur aimerait certainement s'en régaler !

Le jeune homme eut beau supplier, les soldats restèrent intraitables.
Ils emportèrent l'unique joie du pauvre homme éploré.
" Rendez-moi mon ami ! criait-il en pleurant à la poursuite des soldats,
Par monts et par vaux jusqu'à la porte dorée du palais impérial.
Mais celle-ci se referma sur lui, dès que furent entrés les soldats avec leur proie.
Le pauvre garçon restait dehors.
" Garde ! Je vous en supplie !
Ouvrez-moi et rendez-moi mon ami ! implorait-il.
C'est mon seul ami !
Ma seule joie au monde, je n'ai personne d'autre que lui !
Mais ses prières furent vaines.


Il restait là au seuil du grand palais impérial,
La tête dans les mains et pleurant à chaudes larmes.
Au bout d'un certain temps, la porte s'ouvrit
Et les soldats jetèrent, auprès de lui, la corne du buffle et ses os.
Ils lui dirent, en se moquant : " Voilà ce qui reste de ton camarade !
L'empereur te fait ses compliments et te fait dire qu'il s'est bien régalé. "

Le jeune homme ramassa les os et la corne,
Les emballa soigneusement dans un tissu
Et reprit le chemin de sa demeure.
Partout où il allait, il pleurait mais il ne pouvait rendre la vie à son compagnon.
Rentré chez lui, il accrocha la corne au mur de sa chambre,
Puis il sortit, creusa un trou tout près de sa maison,
Y déposa les ossements et les recouvrit de terre.
Bientôt, à l'endroit même où il avait enterré les os du buffle unicorne,
Une pousse verte de bambou sortit de terre.
Elle poussait, poussait et il ne fallut pas longtemps
Pour qu'elle devienne une haute tige de bambou adulte.

Le jeune homme allait voir tous les jours les progrès du bambou,
Il caressait ses feuilles et écoutait leur doux bruissement.
Le bambou se renforça et poussa si bien
Qu'un jour sa tête se perdit dans les nuages blancs.
" Ce n'est certainement pas un bambou ordinaire, se dit le jeune homme.
Je devrais essayer d'aller voir jusqu'où il va. "
Il se mit à grimper au long de la tige élancée.
Il grimpa haut, toujours plus haut.
La tête lui en tournait, mais il grimpait toujours.
Il arriva dans un gros nuage blanc, tout ébouriffé.
Il écarta les brumes, et, devant lui, s'ouvrit une grande porte bleue.
Il n'hésita pas un instant et, d'un pas assuré, il s'avança,
Passant par la porte, dans le ciel lui-même.
Comme c'était beau !
Partout des fleurs, et quel parfum !

Sur la surface bleue, dans de petites barques de nuages, des fées voguaient.
Soudain, l'une d'elles aperçut le jeune homme.
Elle poussa un cri et toutes les fées disparurent, comme par enchantement.
Le ciel aussi disparut.
Il ne restait plus qu'un sommet qui perçait à travers les nuages blancs.
Soudain, le bambou vibra, frémit et se mit à rapetisser.
Il devint de plus en plus petit, pour finir par disparaître.
Et le jeune homme se retrouva sur la terre nue.

Tout avait passé si vite qu'il ne savait pas si c'était la réalité
Ou s'il avait seulement rêvé.
Mais il avait toujours en mémoire les beaux visages des fées du ciel,
Si belles qu'il rêva combien il serait heureux d'avoir l'une d'elles comme femme.
Mais maintenant le ciel était si haut, si haut !

Chaque jour, le jeune homme n'avait qu'une idée en tête :
Comment retrouver le moyen de retourner au ciel.

Une nuit, il eut un rêve.
Il revit son vieil ami, le buffle unicorne,
Qui lui sourit de ses yeux intelligents et lui parla d'une voie humaine :
" Pourquoi te tourmentes-tu ?
As-tu oublié ta peinture ?
Si tu veux conquérir l'une des fées comme femme, essaie de la dessiner !
Si tu réussis ton dessin,
Prends ma corne que tu as accrochée au mur et sers-t'en de trompette ! "

Dès son réveil, le jeune homme courut dehors
Pour cueillir sans tarder une grande feuille de bananier.
Il rentra dans la maison, prit son fusain et se mit à dessiner.
Vers le soir du dixième jour, il avait réussi un si beau visage de jeune fée
Qu'il en était tout ému.
Se souvenant des paroles du buffle unicorne, il décrocha la corne du mur,
Y colla ses lèvres et sonna de la trompette.
Alors tout vibra, un parfum céleste l'entoura
Et une lueur rose illumina la chambre.
La fée se détacha du dessin, lui sourit aimablement et sauta à terre.
" Petit frère, lui dit-elle, je serai ta femme.
Tu travailleras au champ de riz et, moi, je ferai le ménage
Et nous nous aimerons beaucoup.
Puis elle tendit une jolie petite main au jeune homme.

Ce jour là, le bonheur était entré dans la petite cabane de bambou.
Le jeune homme et sa femme-fée vivaient dans le bonheur le plus parfait.
Jusqu'à ce que …
Jusqu'à ce jour où, faisant des manœuvres dans la montagne,
Les soldats de l'empereur passèrent à nouveau par là.
" Voyez cette beauté ! s'écria l'un des soldats, en apercevant la fée.
Elle plairait sûrement à notre empereur ! "
Et les soldats, sans égard pour les pleurs et les plaintes du jeune homme et de sa femme,
Emmenèrent celle-ci de force.

Par monts et par vaux, par dessus les précipices, dévalant les pentes,
Le jeune homme courut à la poursuite des soldats
Jusqu'à la porte du palais impérial.
Il pleura, supplia et leur dit qu'il ne pouvait vivre sans sa femme aimée,
Mais toutes ses protestations restaient vaines.
Tout ce qu'il reçut de la garde impériale, ce furent injures et coups.

Le cœur en détresse, abandonné, le pauvre garçon retourna chez lui.
Il resta là, assis, et les larmes inondaient son visage.
Soudain, ce visage s'éclaira.
" J'ai une idée, se dit-il tout ragaillardi. "
Vite, il prit son fusain et se mit à dessiner sur une feuille de bananier.

Bientôt, de la feuille surgit un tigre ailé,
Qui montrait des crocs terribles et semblait prêt à bondir.
Le jeune homme décrocha du mur la corne du buffle,
Trompeta dedans à faire trembler la montagne.
Le tigre sauta hors de son image, le jeune homme lui grimpa sur l'échine,
Et les voilà qui se précipitèrent vers le palais de l'empereur.
En voyant le fauve déchaîné, les gardes furent pris de panique.
Effrayés, ils s'enfuirent au palais, laissant la porte grande ouverte.
Deux bonds et le tigre ailé se dressa dans la salle de banquet,
Où les courtisans étaient justement en train d'introduire, auprès de l'empereur,
La jeune fée enchaînée et tout en larmes.
Le tigre poussa un rugissement terrible,
Ouvrit une gueule énorme et avala d'un coup l'empereur et sa suite !

Le jeune homme se précipita vers sa chère femme-fée,
La prit par la taille et remonta avec elle sur l'échine du tigre.
Quelques bonds par dessus les précipices,
Et le tigre ailé, déjà, descendait, tout près de la maisonnette de bambou.
Là, le tigre déploya ses ailes, après avoir déposé les deux amoureux,
Et reprit son vol pour disparaître dans les nuages.

Après ces aventures, le jeune homme vécut enfin heureux et tranquille avec sa femme-fée.
S'ils ne sont pas morts, ils vivent encore ainsi dans leur montagne.
( Conte Ouigour, Contes du Tibet, Gründ,1991)

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Analyse du buffle unicorne