Le lac desséché




Lac en Auvergne

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Le lac desséché


Il y a longtemps, très longtemps, dans un village vivait une mère avec un fils et une fille. Mais elle avait beau se donner de la peine, courber le dos, du lever au coucher du soleil, sur la terre des autres, chez elle on tirait toujours le diable par la queue. Comme la misère l'accablait de plus en plus, ne sachant que faire d'autre elle décida de mettre sa fille au service comme bergère chez un riche fermier voisin. C'est ce qu'elle fit. Tous les jours, la fille menait le troupeau de moutons bien haut dans la montagne, non loin d'un lac dont l'eau claire luisait comme un œil céleste. Les moutons s'égaillaient dans les pâturages, et la fillette, du nom de Dolma, s'installait sur une grosse pierre isolée pour y filer sur une quenouille la laine des moutons. Un jour, tandis qu'ainsi assise elle filait, un bourdon vint voleter autour de sa tête. Dolma fit un geste pour le chasser, mais il revenait bientôt bourdonner à son oreille. La fillette crut entendre : " Bzz, bzz, assieds-toi sur mon dos et je t'emporterai loin d'ici. - Je crois bien rêver, " se dit la fillette. Mais, au bout de quelques minutes, cela recommençait : " Bzz, bzz, assieds-toi sur mon dos et je t'emporterai d'ici, bourdonnait toujours le gros bourdon. - Comme c'est étrange, se disait la jeune fille, depuis quand les bourdons parlent-ils ? " Et le bourdon continuait à vrombir autour de sa tête, pour ne disparaître que lorsque le soleil se coucha derrière la montagne.

Dolma était toute pensive en ramenant ses moutons au bercail. L'étrange incident ne lui sortait pas de la tête. Au soir, rentrée chez elle, assise au coin du feu, elle dit à sa mère : " Il m'est arrivé une chose étrange dans la montagne, aujourd'hui, maman. Un bourdon est venu voler autour de moi, et il m'a demandé de m'asseoir sur son dos, qu'il allait m'emporter de là. - Pourquoi ne l'as-tu pas fait, petite sotte ? Peut-être t'aurait-il emmenée dans un monde meilleur que le nôtre ", dit la mère, sur un ton d'amertume, quoiqu'elle ait pris ce que sa fille lui racontait pour de la pure imagination.

Le lendemain, Dolma se rendit comme de coutume en haut de la montagne, avec ses moutons. Elle arriva, près de sa pierre favorite, s'y assit, sortit sa quenouille et se mit à filer la laine. Et alors, non, ce n'était pas une erreur de son ouïe, quelque chose bourdonna, à son oreille, et elle comprit : " Assieds-toi sur mon dos, je t'emmènerai d'ici. - D'accord, j'irai avec toi, prends-moi sur ton dos, dit la jeune fille, mais vite elle s'entoura la taille d'un bout de son fil, jetant sa quenouille au sol.

" Ferme les yeux, " bourdonna l'air, autour de sa tête. Obéissante, Dolma ferma les yeux. Dans l'instant même, le bourdon se changea en jeune homme bien fait, qui saisit la jeune fille dans ses bras et l'emporta. Ce soir là, les moutons rentrèrent tout seuls à la bergerie. La mère pensa d'abord qu'une brebis s'était égarée et que sa fille était à sa recherche. Mais le soir devenait la nuit, et la jeune fille ne rentrait toujours pas. Alors, la mère se rappela ce que sa fille lui avait raconté la nuit précédente, et son cœur se serra d'angoisse. " Ce bourdon ne devait pas être un bourdon ordinaire, se dit-elle. C'était un esprit. Mais comment savoir si c'est un bon ou un mauvais ? " Cette nuit-là la mère ne ferma pas l'œil.

Le lendemain matin, dès le point du jour, elle se hâta d'aller dans la montagne. Sans haleine, elle parvint au sommet, et y vit la grande pierre isolée, et tout près la quenouille que la jeune fille emportait toujours avec elle. De la quenouille partait un fil blanchâtre. " La fine mouche ! " se dit la maman, toute fière de l'astuce de sa fille. Ce fil se déroulait, tournait, tournait, s'enroulait, disparaissait dans les broussailles, contournait un arbre, s'étirait dans les prés alpestres, et soudain tombait, tombait tout droit dans le lac.
" Malheureuse enfant, dans quel guêpier t'es-tu mise ? " se lamentait la mère. Mais c'est en vain qu'elle geignait et versait d'amères larmes, le lac se taisait, et sa surface unie, sans une ride reflétait le ciel bleu, sans un nuage. Tout en pleurs, la mère rentra à la maison, mais de douleur et de chagrin elle tomba en grande faiblesse et dut s'aliter. Elle resta au lit un jour, deux jours, trois jours. Le chagrin la minait, la dévorait. A la fin du troisième jour, la mère commença à délirer, puis elle tomba dans un profond sommeil. Sa fille lui apparut alors en rêve. " Petite mère, lui dit-elle, ne pleure pas pour moi ! Je ne suis pas morte, je vis, mais je vis, bien haut dans la montagne, au fond du lac. Je suis devenue la femme du Roi des Dragons en personne. Mon mari m'a appris à faire des tours de magie, et quand lui-même ou les gens du village auront besoin de pluie, je vous en enverrai. Ayant ainsi parlé, la fille perdue se changea en buée blanche et se dissipa dans les airs.

Depuis qu'elle avait revu sa fille en rêve, la mère se rétablit petit à petit. Elle raconta son rêve étrange aux gens de son village. Ceux-ci hochaient la tête, incrédules, en l'écoutant. Mais, un peu plus tard, quand une grande sécheresse accabla la région, et qu'il n'y avait plus une goutte d'eau dans les puits, ils se rappelèrent les paroles de la mère et s'en furent au lac de la montagne, pour prier Dolma de leur envoyer de l'eau. Et, en effet, peu de temps après, le soleil se couvrait de nuages, et une pluie bienfaisante tombait sur la terre. Dès ce moment-là, les gens du village surent que Dolma vivait dans le lac et qu'elle leur viendrait en aide quand ils en auraient besoin.

Quelques années s'écoulèrent. Le petit frère de Dolma avait grandi, et devait bientôt se marier. On avait invité à la noce de nombreux amis et Dolma elle-même était venue. Grave et silencieuse, elle passa parmi les invités, sortit de son sein un petit coffret de laque qu'elle plaça sur l'autel des dieux domestiques. Le fermier, chez qui la mère et le frère travaillaient, était venu lui aussi pour voir le mariage. Il regardait le petit coffre avec curiosité, ne le quittait pas des yeux. Il se disait que ce coffre devait contenir des joyaux du palais du Dragon, et il guetta le moment où tous les invités étaient passés dans la pièce voisine pour bondir vers l'autel, prendre le coffret et vite en soulever le couvercle. Ses mains tremblaient d'émotion. Dans l'écrin, lovés comme deux serpents, étaient deux enfants de dragon. En sentant se soulever le couvercle, ils passèrent vite la tête dehors. Et le fermier eut si peur qu'il lâcha brusquement le couvercle, mais de telle façon que ce dernier écrasa le cou des deux petits princes dragons. C'en fut fait d'eux sur le coup. Le fermier fut terrifié. Sans plus attendre, il remit le coffret en place, et il alla rejoindre les autres invités dans la pièce d'à côté.

Dolma revint bientôt reprendre son coffret, qu'elle glissa sur son sein, dans son corsage, car il était l'heure d'allaiter ses bébés dragons. Un moment se passa, et rien ne bougeait dans le coffret, les bébés ne sortaient pas la tête pour téter. Elle reprit la boîte, l'ouvrit, et poussa un cri terrible. Ses deux enfants étaient morts dans leur coffret ! " Maman, petite mère, Frérot, ô cher frère, cria-t-elle tout en larmes, adieu, je dois retourner auprès de mon mari. Venez au lac dans trois jours. Tant que vous en verrez l'eau claire, c'est que je serai en vie, mais si elle se trouble, mon affliction sera sans borne, et si l'eau du lac prend une teinte rouge, c'est que je ne serai plus parmi les vivants. " Ayant dit ces mots d'adieu, Dolma se changea en buée blanche et se dissipa dans les airs.

Au bout du troisième jour, la mère se dirigea, accompagnée de son fils, vers le lac de la montagne. Devant eux, l'eau s'étalait, calme et limpide. Ils échangèrent un regard plein de bonheur. Mais voilà que soudain l'eau commença à se troubler, elle se troubla fort, devint toute sombre, noire et morne. La mère sanglotait à fendre le cœur, le frère lui aussi pleurait amèrement. Et voilà que l'eau commença à prendre une teinte rougeâtre, elle rougit, oui, elle prit la couleur du sang. La mère et le fils étaient inondés de larmes de douleurs, ils se tordaient les bras, ils appelaient Dolma, mais l'eau rouge moussait, éclaboussait, et semblait se plaindre en tourbillons sans fin. Le cœur lourd, la mère et le fils rentrèrent à la maison.

Les gens du village ne purent jamais oublier Dolma ni ses malheureux petits enfants, et ils vouèrent au fermier une rancune bien méritée. Ce dernier dut se cacher devant la colère des paysans, au point qu'il ne leur réclamait même plus les fermages. A cela, au moins le malheur de Dolma avait été bon, que les pauvres l'étaient un peu moins, et leur reconnaissance envers Dolma en était accrue.

Mais l'eau du lac commença peu à peu à baisser de nouveau. Elle se perdait lentement mais sûrement, jusqu'à disparaître complètement. Le lac était à sec. Il restait là, muet et silencieux, comme un œil du ciel fermé. Mais quand il y avait une grande sécheresse dans la région, les gens venaient néanmoins prier au bord du lac desséché pour avoir de l'eau. Et il ne fallait pas attendre longtemps avant que le ciel ne se couvre, et que les grandes gouttes de pluie ne tombent sur la terre assoiffée, telles de grosses larmes amères - les larmes de Dolma pleurant des enfants.
( Conte K'iang, Contes du Tibet, Gründ, 1991)

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Analyse du lac desséché