Coeurs ingrats





Deux chiens milinois

http://www.zanimo.be/detail.php?id=265

Coeurs ingrats


Ô djinn, comme préambule à mon récit et pour en donner à l'avance un mot d'explication, je tiens d'abord à insister sur le fait que ces deux chiens sont mes frères. Oui, nous étions trois frères, trois héritiers de sexe mâle, et notre père, à ma mort, nous avait laissé en héritage la somme de trois mille dinars. Avec ma part, j'ouvris une boutique où je me mis à faire commerce de produits de toute sorte, et mes deux frères agirent de même. A peine étions-nous établis de la sorte que mon frère aîné - l'un des deux chiens que vous voyez là - se prit à vendre les effets de sa boutique pour mille dinars, acheta des marchandises et des produits pouvant trouver facilement preneur dans les pays lointains, et se prépara pour un long voyage. Nous ne le vîmes plus durant une année entière.

Après cette période de temps, je me trouvais un jour dans ma boutique lorsqu'un mendiant s'arrêta dans la rue en face de moi pour me demander l'aumône. " Que Dieu ouvre pour toi la porte de ses dons ! lui dis-je. " L'homme se mit à pleurer puis s'écria : " Tu ne me reconnais plus ! " Je dévisageais avec attention le mendiant : c'était mon frère ! Je m'approchai de lui, l'entourai affectueusement de mes bras, lui fit gravir les marches qui menaient à la boutique et m'enquis de ce qui avait bien pu lui arriver. " Ne pose pas de questions, s'écria-t-il, car le soleil de ma fortune s'est incliné sur son horizon et n'a pas tardé à disparaître. Vois : ma condition est passée de l'état de prospérité à celui de misère ".

Je m'empressai de l'emmener au bain public, l'invitai à revêtir l'un de mes habits et l'installai dans ma propre maison. Puis j'examinai ma situation financière. Je fis la balance des comptes de ma boutique et pus constater que mes gains avaient atteint la somme de mille dinars. Ma fortune pouvait donc être évaluée à deux mille dinars. Je partageai le tout entre mon frère et moi et lui dis : " Supposons que tu ne sois pas parti en voyage et que tu n'aies pas séjourné dans les pays étrangers… Il accepta avec plaisir la part que je lui offrai et s'en alla aussitôt ouvrir une nouvelle boutique. Et nous demeurâmes en cet état au long des jours et des nuits.

Puis mon second frère - l'autre chien que vous voyez devant vous - se prit lui aussi à vendre ce qui se trouvait chez lui. Il rassembla son argent et voulut partir en voyage à son tour. Nous cherchâmes à le retenir, mais il refusa de suivre notre avis. Il prit conseil d'autres personnes, acheta des marchandises en grand nombre et prit la route avec un groupe de voyageurs. Nous ne le vîmes plus durant une année entière. Il nous revint ensuite dans le même état que son frère aîné. Je lui dis : " Ô mon frère, ne t'avais-je pas conseillé de ne pas te risquer à ce voyage ? " Il pleura et me répondit : " Ô mon frère, c'est le destin qui m'a traité ainsi. Me voilà pauvre, à présent : je ne possède pas un seul dirhem, je suis nu et n'ai pas même une chemise à me mettre sur le dos. Il ne me restait plus, ô djinn, qu'à le recueillir, qu'à le conduire aux bains, à le revêtir d'un bel habit tout neuf, pris parmi les miens et à l'installer dans ma boutique. Tandis que nous étions attablés, occupés à nous restaurer, je lui déclarai : " Frère, je m'en vais faire la balance des comptes de mon commerce et voir quelles ont été mes rentrées d'argent pour l'année écoulée. Quel que soit le capital, nous le mettrons à part ; quel que soit le bénéfice, je le partagerai entre toi et moi ".

J'établis donc le passif et l'actif, je calculai mon avoir net, et m'aperçus que j'avais gagné quelque deux mille dinars. Je m'en trouvai fort aise et ne manquai pas d'en remercier le Dieu Très-Haut ; puis, ayant partagé ce bénéfice avec mon frère, je lui remis mille dinars, gardant le reste pour moi. Il employa cette somme à ouvrir une boutique. Et nous retrouvant de la sorte tous trois fermement établis, nous profitâmes de notre prospérité durant bon nombre de jours.

Puis quelque temps ayant passé, mes frères revinrent me trouver pour m'inviter, cette fois, à partir en voyage avec eux. Je refusai en leur disant : " Quel bénéfice avez-vous fait tous les deux de vos voyages, pour que je pisse en escompter un à mon tour ? " Je ne voulus pas en entendre davantage, et chacun resta dans sa boutique à vendre et à acheter. A partir de là, ils ne cessèrent de me proposer, année après année, de partir avec eux ; et je n'eux moi-même de cesse de m'opposer à leur projet. Je mis six ans à leur céder et leur déclarai à la fin : " Mes frères, voici que je suis disposé à partir en voyage avec vous. De quelle somme d'argent disposez-vous ? " Ils m'avouèrent alors qu'ils n'avaient plus derrière eux la moindre ressource. Ils avaient mangé, bu et dilapidé tous les biens qu'ils possédaient. Je ne fis là-dessus aucun commentaire et ne leur adressai aucun reproche. Je dressai le compte de mon avoir, je rassemblai tous les biens que j'avais dans ma boutique, je vendis le tout et me retrouvai en possession de six mille dinars. J'en fus fort satisfait et partageai la somme en deux parties égales. " Ces trois mille dinars, leur dis-je en désignant l'un des lots, sont pour vous et pour moi. Nous les emploierons à faire du commerce et à payer les frais de notre voyage, les vôtres et les miens. Quant aux trois mille dinars qui restent, je les enterrerai quelque part, pour le cas où m'arriverait ce qui vous est arrivé. Ainsi, à notre retour, aurons-nous toujours assez d'argent pour ouvrir chacun une boutique. - Quelle bonne idée que la tienne ! se récrièrent-ils. " Et je procédai comme j'avais dit, ô djinn, au partage de ma fortune. Je mis à part trois mille dinars que j'enfouis dans la terre, et je répartis les trois mille autres entre nous trois, mille dinars exactement revenant à chacun. Sur quoi je fermai à clef ma boutique.

Nous étant procuré ce qu'il fallait de marchandises de toute sorte propres au commerce avec les pays lointains, nous nous transportâmes au bord de la mer. Nous n'avions plus qu'à louer un navire aux cales profondes, à transporter tous nos biens à bord, à y adjoindre quelques provisions de route et à prendre le large. Notre périple dura bien des jours et bien des nuits. Il devait y avoir un mois entier que je voguais sur l'océan salé en compagnie de mes frères - ces deux chiens que vous voyez là - lorsque nous parvînmes en vue d'une ville où nous pûmes aborder. La vente de notre cargaison nous permit d'y faire un bénéfice important : un dinar nous en rapporta dix. Et nous eûmes de la sorte tout loisir de nous procurer de nouvelles marchandises. Je me préparai déjà à reprendre ma place à bord quand, sur le rivage de la mer, une servante vêtue d'habits fort méchamment usés et déchirés se présenta à moi. Elle me baisa la main et me dit : " Maître, acceptes-tu une occasion de faire le bien et de rendre service ? Je pense que je t'en récompenserai un jour. - J'accepte toujours de profiter d'une occasion de faire le bien, répondis-je : ne songe pas à m'en récompenser. - Maître, reprit-elle, manifeste-moi ta bonté : donne-moi des habits convenables et prends-moi avec toi dans ce navire. Je suis prête à te suivre dans ton pays et à devenir ta femme. Bref, je te fais don de ma personne. Sache en effet qu'en me prenant avec toi, tu me fais du bien et me rends grand service - ce dont je te récompenserai, avec la permission du Dieu Très-Haut. Que mon état présent et mon aspect de femme humiliée ne t'induisent pas en erreur ".

Lorsque j'entendis ces paroles, mon cœur eut pitié d'elle et, soumis d'avance à la volonté du Dieu Très-Haut, je lui répondis : " J'accepte ". Et la priant de me suivre, je lui fis don de riches vêtements, lui proposai un contrat de mariage honorable et l'invitai à monter à bord, où je la rejoignis dans la chambre que j'avais fait aménager à son intention. Sur quoi nous reprîmes notre voyage, voguant au long des jours et au long des nuits. Mon cœur l'ayant aimée, je passais désormais mes journées et mes nuits auprès d'elle, négligeant la compagnie de mes frères, tant j'étais occupé du soin de sa personne. Quant à mes frères - oui, ces chiens que vous voyez là - ils ne tardèrent pas à manifester tous les signes de jalousie. Mais ce qu'ils convoitaient surtout, c'était ma fortune et le lot respectable de mes marchandises. Bref leurs yeux se mirent à considérer avec avidité ce que je possédais. Ils en vinrent bientôt à comploter de me tuer, et Satan sut embellir à leur intention ce projet d'assassinat en le parant de couleurs séduisantes.

Ils décidèrent d'agir avec perfidie : une nuit que j'étais endormi auprès de ma femme, ils nous empoignèrent par surprise, nous firent passer par-dessus bord… et nous nous réveillâmes au milieu des flots. C'est alors que mon épouse m'apparut sous les traits d'une ifrite de la race des djinns, qui me soutint au-dessus des vagues et m'aida à prendre pied sur une île. Comme le jour se levait, elle m'adressa ce discours : " Ô toi, l'homme, vois comme je t'ai récompensé pour ta bonté. Je t'ai sauvé la vie : sans moi, tu te noyais. Sache en effet que je suis du nombre de ceux qui prononcent la formule " Au nom de Dieu ! ". Oui, dès que je t'ai aperçu sur le rivage de l'océan, mon cœur s'est épris de ta personne et j'ai pris l'apparence que tu sais dans l'intention de t'aborder. Je t'ai manifesté mon amour et tu m'as acceptée… Nous n'avons plus à présent qu'à retrouver tes frères et à les tuer. On imagine mon étonnement à entendre de tels propos. Je tins d'abord à la remercier de ce qu'elle avait fait pour moi ; puis j'ajoutai : " Quant au projet de tuer mes frères, sache que je ne puis y souscrire. Je ne veux pas leur ressembler ". Et je lui narrai mon histoire et la leur depuis les premiers jours jusqu'aux derniers… ce qui ne fit que redoubler sa colère à leur encontre. " A l'instant même, s'écria-t-elle, je vais voler vers tes frères, faire sombrer leur bateau et provoquer leur perte sans rémission. - Par Dieu ! protestai-je, n'agis pas ainsi. Le proverbe ne dit-il pas : " Ô bienfaiteur, ce sont les procédés envers celui qui t'a offensé qui montreront qu'on peut te donner ce nom ". Quoi qu'il arrive, ce sont mes frères ".

Je m'approchai d'elle et calmai son courroux. Alors elle me prit dans ses bras et s'envola avec moi dans les airs, m'emportant à une telle hauteur que mon œil ne pouvait pas distinguer le moindre objet à l'horizon… Et c'est ainsi que je me retrouvai peu après sur la terrasse de ma propre maison ! Je n'avais plus qu'à me dresser sur mes deux pieds et à pousser ma porte : j'étais chez moi ! Je m'empressai d'aller déterrer mon or et, après avoir salué les vendeurs du marché, je m'employai à dégager l'accès de ma boutique. Comme je regagnais ma demeure, les bras chargés de provisions destinées à notre dîner, je remarquai deux chiens qui se trouvaient attachés dans la cour. Dès qu'ils m'aperçurent, ils se levèrent et se mirent à geindre en cherchant à s'agripper à moi. Je n'étais pas encore remis de la surprise où me plongeait leur comportement, que mon épouse apparut et me dit : " Seigneur, les animaux que tu vois là, ce sont tes frères. - Qui dont leur a donné cette apparence ? m'étonnai-je. - J'ai envoyé un message à ma sœur : c'est elle qui leur a imposé cette forme. Ils n'en seront délivrés que lorsque dix années seront écoulées ". Sur quoi elle prit congé de moi, non sans m'avoir fait connaître le lieu secret de sa résidence.

Dix ans ont passé sur ces incidents. Voilà que je me dirigeais justement vers cet endroit où je suis convié à rejoindre ma femme du peuple des djinns, car l'heure est venue de délivrer mes frères. Et c'est sur ces entrefaites que j'ai fait la rencontre de cet homme et de ce vieillard à la gazelle. Comme je m'informais auprès du premier, il me conta son aventure avec toi… et je n'ai pas voulu quitter ce lieu sans en avoir l'issue. Voilà mon histoire. N'est-elle pas étonnante elle aussi ?

Le djinn en convint volontiers et s'exclama : " Par Dieu oui, elle est décidément étonnante et étrange ! A toi aussi, j'accorderai donc gracieusement le tiers de la peine encourue par cet homme. Sur ce, le troisième vieillard demanda : " Ô djinn ne m'humilie pas en rejetant ma requête. Si je te raconte à mon tour une histoire étrange et surprenante… plus étrange encore et plus surprenante que ces deux histoires que tu viens d'entendre, me feras-tu aussi grâce, par faveur, du tiers du châtiment de cet homme ? - J'y consens, déclara le djinn. - Dans ce cas, écoute ce que je m'en vais te conter ". (Les Mille et Une Nuits, René R. Khawam, Phébus Libretto, tome 1)

Télécharger

 

Analyse des coeurs ingrats