Histoire de la pomme





Trois pommes de Paul Cézanne

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Histoire de la pomme


Sache, ô Émir des croyants, que cette jeune femme assassinée est mon épouse, la mère de mes enfants. C'est ma cousine du côté paternel, la fille de mon oncle, ce vieillard que tu vois à mes côtés. Il me la donna en mariage, à peine nubile, et je vécus avec elle durant onze années consécutives. Épouse bénie, elle m'apporta trois enfants mâles que je reçus comme un don de Dieu. Elle avait une conduite exemplaire à mon égard et me servit de la meilleure manière. De mon côté, je l'aimais intensément, mais, un jour, dans le courant de ce mois, survint l'événement que je vais raconter.

Elle fut atteinte d'une maladie de langueur et devint d'une maigreur extrême. Je m'empressai auprès d'elle et la vis revenir peu à peu à une santé meilleure, après un mois complet d'incertitude. Un jour, elle me dit, avant d'entrer au bain : " Cousin, je voudrais de toi que tu me donnes l'occasion de contenter une envie. - Oreille attentive et bon vouloir, lui répondis-je. Parle, même si tu es sujette à mille envies. - Je désire une pomme dont je puisse respirer l'odeur et mordre la chair, dussé-je mourir après cela. - Que Dieu te conserve en bonne santé, m'empressai-je de répondre. " Je cherchai par toute la ville des pommes, sans pouvoir en trouver une seule. Je le jure, sur mon honneur, si j'en avais trouvé une, rien qu'une, je l'aurais achetée à n'importe quel prix. Rentrer bredouille me mortifia. Ne trouvant pas le fruit qui aurait pu contenter son envie, je revins à la maison et lui dis : " Cousine, par Dieu, je n'ai pas trouvé ce que tu demandes ". Cela la mit dans une agitation fébrile et, faible comme elle était déjà, elle le devint davantage et de façon plus préoccupante encore cette nuit-là. Aussi, de bon matin, me mis-je à courir les jardins des alentours et à visiter tous les vallons fertiles, sans en oublier. Je n'y trouvais pas ce que je désirais. Mais un vieux jardinier me donna cet avis : " Mon enfant, tu ne découvriras de pommes que dans le jardin de l'Émir des Croyants, dans la ville d'Al-Basra. La récolte est conservée dans les celliers sous la garde de l'intendant royal ".

Je revins aussitôt chez moi, fis mes préparatifs et partis en expédition, soutenu par mon amour pour ma femme comme par mon courage à vaincre les difficultés de la vie. Je ne mis que la moitié d'un mois, ô Émir des croyants, à me procurer trois pommes : il faut dire que je m'étais employé, jours et nuits, en démarches réitérées et en va-et-vient continuels ; j'ajoute que je les payai à l'intendant trois pièces d'or. Je les rapportai sans tarder à la maison et les présentai à ma femme. Elle les reçut d'un air distrait et les posa à côté d'elle. Sa langueur augmenta. Je m'inquiétai beaucoup à son sujet, ne sachant trop comment remédier à cette faiblesse.

Dix autres jours s'écoulèrent, sans changement notable. Le dixième jour, j'étais assis dans ma boutique à vendre les étoffes dont je fais commerce, lorsque je vis soudain entrer dans la halle des marchands de drap une espèce de nègre aussi long qu'un roseau, qui avait la largeur d'un banc public, et offrait un visage d'une laideur repoussante. Il tenait dans sa main une des trois pommes pour lesquelles j'avais battu buissons et forêts pendant toute la moitié d'un bon mois. Je le hélai : " Ô bon nègre, mon ami, cette pomme, d'où la tiens-tu ? - Je l'ai reçue de ma belle, répondit-il. Je suis allé la visiter aujourd'hui et l'ai trouvée atteinte d'une maladie de langueur. J'ai vu trois pommes auprès d'elle. Elle m'a dit que son barbeau de mari, le maquereau, les lui avait rapportées de voyage, un voyage d'un demi-mois fait tout exprès et qu'il a passé en recherches continuelles pour les lui obtenir. J'ai pris du bon temps avec elle, mangeant et buvant tout mon soûl, et pour finir j'ai pris une des pommes qui se trouvaient là, n'écoutant que mon caprice. Et me voici en ces lieux… ".

A ces mots, ô Émir des Croyants, le monde s'assombrit à mes yeux. Je me levai sur-le-champ, fermai mon échoppe et regagnai ma maison. Je montai dans la chambre haute, n'ayant plus mes sens, tant la fureur m'avait mis hors de moi. J'entrai dans la pièce où se tenait ma femme et regardai vers les pommes ; il n'y en avait plus que deux. " Cousine, demandai-je, où se trouve la troisième pomme ? " Elle tourna distraitement les yeux dans la même direction et dit : " Par Dieu ! mon cousin, je ne sais pas. " L'histoire que le nègre m'avait faite me parut alors être la pure vérité. J'avisai un couteau effilé, m'en saisis et vins me placer derrière mon épouse. Je ne prononçai aucun mot, jusqu'au moment où je me jetai sur ma victime, armé de ma lame que j'enfonçai dans sa gorge. Je lui tranchai la tête et découpant son corps, en plaçai hâtivement les morceaux dans un panier, non sans les avoir enveloppés dans son propre voile à elle. Je mis par-dessus une tenture, et le tout dans une malle que je transportai sur ma tête, jusqu'au fleuve, où je la jetai. Par Dieu, ô Émir des Croyants, venge-la sur moi et fais-moi pendre le plus vite possible, sinon je te demanderai compte de son sang devant le Dieu Très-Haut.

Apprends enfin qu'après avoir noyé le corps, je revins à la maison et j'aperçus l'aîné de mes garçons assis par terre, qui pleurait à chaudes larmes. Je lui demandai pourquoi. " Ô mon père, me dit-il, aujourd'hui, de grand matin, j'ai pris en cachette à ma mère l'une des trois pommes que tu lui as apportées. Je l'ai emportée avec moi au marché et j'étais là avec mes frères, quand soudain un grand escogriffe d'esclave noir s'est approché et me l'a arrachée des mains. J'ai couru après en disant : " Par Dieu ! Ô bon nègre, mon ami, mon père a passé la moitié d'un mois à parcourir la ville d'Al-Basra pour trouver cette pomme. Il en a rapporté trois seulement de ce voyage pour les offrir à ma mère qui souffre d'une maladie de langueur. Rends-moi cette pomme afin que je la remette à sa place et qu'on ne sache pas la mauvaise action que j'ai commise en la dérobant… ". Il restait sourd à mes paroles. J'ai eu beau les lui répéter, une seconde fois et une troisième, rien n'y a fait : il m'a frappé et a continué son chemin. Alors, mes frères et moi, nous sommes sortis de la ville avec l'idée de nous cacher dans les environs, par crainte du châtiment que nous méritions de recevoir, et puis nous avons changé d'avis, et décidé de revenir à la maison dès qu'il ferait nuit. Je crains tant de causer du chagrin à notre mère ! Par Dieu ! Je te supplie de ne rien lui dire, car cela pourrait augmenter sa faiblesse… "

Ces paroles de mon fils, ô Émir des Croyants, sa frayeur et ses sanglots me dessillèrent : je sus que j'avais agi injustement en tuant la jeune femme et qu'elle avait péri victime d'une calomnie. Le funeste esclave l'avait, lui, injustement accusée en débitant un conte, forgé de toutes pièces, à partir du récit de mon fils, qui lui avait tout dit des pommes. Je pleurai sur mon malheur, avec mes enfants, jusqu'à en perdre le souffle. Ce vieillard ici présent, le père de la malheureuse, qui venait nous faire visite, apprit de ma bouche la triste aventure. Il joignit ses larmes aux nôtres et nous demeurâmes dans ces lamentations jusqu'au milieu de la nuit. Trois jours durant, nous ne quittâmes notre maison, en proie à l'affliction la plus profonde, lui pour avoir perdu sa fille, et moi pour avoir causé la mort d'une épouse innocente. Tout cela pour avoir ajouté foi aux fantaisies d'un esclave calomniateur. Voilà ce que j'avais à dire sur moi et sur cette femme assassinée. Ô Émir des croyants, sur la mémoire de ton père, sur celle de tes ancêtres, je te supplie de me faire mourir. Après la disparition de ma femme, je ne puis trouver aucun plaisir à vivre. Prends de moi le prix de son sang, parce que c'est moi qui l'ai mal jugée en ne regardant pas plus loin que des propos diffamants et faux.

Le récit du jeune homme avait plongé le khalife dans un étonnement extrême. " Par Dieu, s'écria-t-il, le premier homme que j'enverrai à la potence sera cet esclave de malheur. Je ferai le nécessaire pour venger cette femme et contenter le Roi de miséricorde. " Puis, se tournant vers Dja'far, il ajouta : " Descends en ville et trouve-moi cet esclave, sinon je te ferai couper la tête ". Le vizir sortit du palais en pleurant et regagna la ville. " Le moment de mourir est arrivé pour moi, disait-il. La même cruche ne saurait indéfiniment recevoir des coups sans casser. Pour sûr, je ne peux compter cette fois sur le secours d'aucune ruse. Seul le Dieu Tout-Puissant et Redoutable qui m'a sauvé du premier péril me sauvera du suivant. Par Dieu, je ne bougerai pas de ma maison jusqu'au terme des trois jours que l'on m'a donnés pour délai, m'en remettant à Dieu pour l'issue de cette affaire à laquelle je ne trouverai pas moi-même aucune solution. Dja'far demeura donc chez lui, le premier jour, le deuxième et le troisième jusqu'à midi. Tout espoir de conserver la vie l'avait quitté : il avait mandé hommes de loi et témoins pour faire son testament, et appelé ses filles auxquelles il fit ses adieux, les yeux remplis de larmes, quand un messager du khalife vint le trouver et lui dit : " L'Émir des Croyants est dans une violente colère. Il a juré que demain le jour ne se lèvera pas avant qu'il ne te voie attaché au gibet ". Dja'far redoubla de larmes, les fraîches jeunes filles redoublèrent de larmes, et redoublèrent aussi de larmes ceux qui se trouvaient dans la maison.

Bientôt le vizir dit adieu à ses filles et à toute la famille, mais il lui restait encore à presser la plus jeune sur son sein : elle avait un visage resplendissant et son père l'aimait plus que toutes les autres. Il la serra contre lui et l'embrassa, tout à sa peine de quitter ainsi sa famille et ses enfants. Comme il la serrait très fort en raison de l'attachement mutuel qu'ils éprouvaient, il sentit un objet rond qu'elle dissimulait dans le pli de sa robe. " Ma fille, demanda-t-il, qu'y a-t-il là ? Montre, ma fille. - C'est une pomme qui porte le cachet de notre maître le khalife, répondit la petite fille. C'est Brinde-Myrte, notre esclave, qui l'a rapportée. Il n'a voulu me la donner qu'après avoir reçu en échange deux pièces d'or. " Dja'far, entendant prononcer les mots " pomme du khalife " et " esclave ", poussa un grand cri et fouilla aussitôt dans la robe de la fillette. Il en sortit la pomme et la reconnut. " Ô toi qui accordes promptement la délivrance à tes serviteurs, c'est avec raison que nous T'invoquons ! clama-t-il "

Il fit venir l'esclave noir, et lorsque ce dernier parut devant lui : " Malheur à toi, Brin-de-Myrte ! s'écria-t-il. Révèle-moi d'où vient cette pomme. - Par Dieu ! répondit le Noir, si le mensonge peut quelque fois procurer le salut, à plus forte raison la sincérité le fera-t-elle. Cette pomme, ce n'est pas le fruit d'un larcin commis dans ton palais, dans celui d'un grand personnage, ou dans le jardin de l'Émir des Croyants. Il y a quatre jours de cela, je marchais dans une des rues de la ville, lorsque j'aperçus des enfants qui jouaient. Cette pomme tomba de la main du plus jeune d'entre eux. Je le frappai et la lui pris. Il pleura en disant : " Ami, sache que cette pomme appartient à ma mère qui est malade. Elle a eu envie d'en avoir de semblables et les a demandées à mon père qui est parti en voyage et en a rapporté trois. Je pris l'une de ces pommes en cachette. Rends-la moi. Je n'en fis rien, mais l'apportai ici… et la vendis à ma petite maîtresse pour deux pièces d'or. Voilà toute l'histoire de la pomme ". A ces mots, Dja'far fut stupéfait de constater que cette malheureuse affaire n'avait en réalité pour origine que la malhonnêteté de l'un de ses esclaves. Il se leva tout content, prit le nègre par la main et l'entraîna devant l'Émir des Croyants, auquel il raconta cette histoire par le menu. Le khalife fut au comble de l'ébahissement et rit jusqu'à en tomber à la renverse. " Ainsi donc la cause du malheur est ton propre esclave ! - Je l'avoue, ô Émir des Croyants. " Le khalife donna alors au jeune homme une de ses concubines à la cour, lui assigna une rente pour vivre convenablement et l'admit parmi ses familiers. Mais il continuait à s'émerveiller de cette suite de coïncidences. " Il n'y a pas lieu, dit Dja'far le vizir à l'Émir des Croyants, le hasard fait des choses plus merveilleuses encore… - Lesquelles ?... Si tu me racontes une histoire plus étonnante que celle-ci, je pardonnerai à ton esclave. Sinon, j'ordonnerai qu'il soit tué. Mon histoire, la voici. Tu en jugeras toi-même, ô Émir des croyants… " (Les Mille et Une Nuits, édition intégrale de René Kawam, Phébus, Libretto, 1980, tome II)

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Analyse de l'histoire de la pomme